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croyait, il avait retardé le cours de la justice. À San-Francisco, il fut poursuivi à coups de pierres par les enfans des écoles ; mais en se tenant soigneusement à l’écart de ces monumens publics des lumières et du progrès, il finit par atteindre relativement sain et sauf le quartier chinois, où les mauvais traitemens étaient du moins contrôlés par la police. Le lendemain, il entra comme aide dans la blanchisserie Chy-Fouk, et le vendredi suivant il fut envoyé en ville avec une corbeille de linge frais.

L’après-midi était, comme de coutume, chargée de brumes lorsque Ah-Fe gravit les escarpemens de la longue rue de Californie. Pour croire à l’été, il fallait toute la fantaisie franciscaine. Ni chaleur, ni lumière, ni couleur sur la terre ni dans le ciel ; la même teinte neutre monotone était répandue partout. Une agitation fiévreuse régnait dans les rues fouettées par le vent, et une tranquillité morne au contraire dans les maisons grisâtres. Avant qu’il eût atteint le sommet de la colline, les cimes de la Mission s’étaient déjà dérobées à la vue ; la froide brise de mer le fit frissonner. Ah-Fe posa son panier pour se reposer ; à son point de vue païen, ce qu’il nous plaît d’appeler « le climat du bon Dieu » n’avait qu’une médiocre douceur ; peut-être aussi confondait-il les rigueurs de la saison avec celles des écoliers ses persécuteurs, plus agressifs que jamais à cette heure de la journée qui était celle de leur sortie de prison. Il se hâta donc, et, tournant un angle, s’arrêta enfin devant une petite maison, l’éternel cottage des faubourgs de San-Francisco avec son étroit jardinet vert, sa vérandah nue et au-dessus un balcon sur lequel personne n’était assis. Ah-Fe sonna ; une servante parut, jeta un coup d’œil à son panier et l’admit avec-répugnance, comme s’il se fût agi d’un animal domestique désagréable, mais nécessaire. Ah-Fe monta l’escalier en silence, déposa son panier sur le seuil de la première chambre ouverte, et attendit qu’on lui parlât. Une femme était assise dans la lumière grise de la fenêtre, un enfant sur ses genoux ; elle se leva, et le Chinois reconnut aussitôt Mme Tretherick ; néanmoins pas un muscle de son visage impassible ne bougea, et ses yeux obliques n’exprimèrent rien en rencontrant les siens. Il ne lui rappelait évidemment aucun souvenir : elle se mit à compter le linge ; mais l’enfant, qui l’examinait avec curiosité, poussa un cri de joie : — C’est John ! maman, c’est notre vieux John que nous avions à Fiddletown.

Le Chinois parut subir une commotion électrique, un éclair jaillit de ses yeux et de ses dents ; cela ne dura qu’une seconde. Il dit à l’enfant, qui battait des mains et sautait après sa blouse : — Moi être John ou Ah-Fe,… c’est la même chose,… moi vous bien connaître. Comment va ?… — Mme Tretherick avait laissé tomber le