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de mélancolie est une maladie et non une passion. C’est un genre de démence assez voisin des bizarres aberrations auxquelles on a donné le nom de lycanthropie, de lypémanie, etc.

La mélancolie vraiment passionnelle est ce sentiment réfléchi, profond et pénible des imperfections de notre nature et du néant de notre vie qui s’empare de certaines âmes, les torture, les désespère, et fait de leur existence un perpétuel soupir. C’est le sentiment qu’exprime le doux Virgile en disant qu’il y a des larmes partout (sunt lacrymœ rerum). C’est le noir souci qui égare Hamlet, c’est le désespoir halluciné de Pascal, c’est la tristesse qui dessèche Oberman et René, c’est la plainte amère et navrante de Childe-Harold, c’est la superbe désolation de Manfred, c’est l’inquiétude et le tourment que le burin d’Albert Dürer et le pinceau de Feti ont représentés dans des pages saisissantes. La mélancolie ainsi définie est au fond du cœur de tous les hommes qui considèrent philosophiquement la destinée, et il ne faut pas chercher ailleurs la raison de la sombre humeur qui les distingue presque tous, et qu’attestent les livres où ils racontent l’histoire des agitations de leur âme. Si une semblable humeur avait sa source dans les malheurs ordinaires de la vie, dans la souffrance, dans la misère, dans la déception, on le comprendrait peut-être chez des hommes comme Swift, Rousseau, Shelley, Leopardi; mais, quand on la rencontre dans des génies aussi fortunés que Byron, Goethe, Lamartine, Alfred de Vigny, on est bien obligé de reconnaître qu’elle a pour cause, chez les nobles natures, la douleur de ne pouvoir étancher la soif d’idéal qui les dévore[1]. Telle est la mélancolie qu’on pourrait appeler philosophique.

Outre cette forme de mélancolie, il en est une autre qui procède de causes mieux définies, c’est-à-dire de peines et de chagrins motivés. Les revers de fortune, les soucis d’ambition, les déceptions d’amour, sont les causes habituelles de cette sorte de tristesse, qui, beaucoup plus active que la tristesse purement philosophique, détermine fréquemment des troubles organiques de la nature la plus grave. Albert Dürer succombe aux chagrins que lui cause sa femme. Kepler meurt victime des amertumes dont la destinée l’abreuve. L’amour malheureux est une des sources les plus fréquentes de cette mélancolie. C’est lui qui dessèche et désole Mlle de Lespinasse; c’est lui qui trouble et tourmente l’âme chaste de Paméla; c’est lui qui tue

  1.  What from this barren being de we reap?
    Our senses narrow, and our reason frail,
    Life short, and truth a gem which loves thee deep.
    (Childe-Harold, IV, XCIII.)