Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi bien qu’avec celles des psychologues et des moralistes[1]. De tels résultats n’ajoutent rien ni à la connaissance du corps ni à celle de l’esprit, mais peut-être rendront-ils quelque service aux artistes soucieux d’être exacts dans la reproduction anatomique des mouvemens passionnels de la physionomie. Sans doute le génie des artistes supérieurs est un instinct sûr et puissant, grâce auquel ils suivent les règles sans les connaître, et il est probable que ni Raphaël, ni Corrége, ni Titien, n’eussent été plus grands, s’ils avaient connu, comme nos physiciens modernes, les lois de l’harmonie et du contraste simultané des couleurs. Il n’est pas moins vrai de dire que ce sûr et puissant instinct, en germe chez les natures d’élite, peut s’acquérir plus ou moins par une laborieuse étude, et à ce titre les artistes sérieux comprendront tout le parti qu’ils peuvent tirer d’une science qui, en leur donnant tant d’indications heureuses et précises, leur épargnera beaucoup de tâtonnemens et d’efforts.

Pourquoi tel muscle du visage est-il affecté par la douleur, tel autre par l’effroi, tel autre par la colère? Pourquoi en un mot chaque passion se traduit-elle sur la physionomie par des mouvemens réguliers et déterminés, de même qu’elle modifie le rhythme du cœur? D’une façon plus générale, y a-t-il un rapport logique entre les gestes et les émotions? C’est là une difficile question que M. Darwin s’est posée récemment et qu’il a essayé de résoudre en appliquant ses doctrines habituelles. Les instincts sont pour lui des habitudes originairement acquises d’une façon raisonnée et volontaire, puis impérieusement fixées dans la race par l’hérédité. Les mouvemens instinctifs de la physionomie, au point de vue des expressions passionnelles, ont la même origine. Ainsi l’habitude de supplier en tendant les mains jointes vient, selon lui, de ce qu’autrefois les captifs prouvaient leur complète soumission en tendant les mains au vainqueur qui les enchaînait. Ils se mettaient à genoux pour rendre cette opération plus facile. Les gestes et l’attitude qui sont aujourd’hui l’expression instinctive de l’adoration, de la dévotion, ne seraient ainsi que des vestiges des mœurs sauvages de l’humanité primitive. Lorsque nous sommes en colère contre quelqu’un, nous serrons involontairement les poings comme pour nous en servir, alors même que nous n’avons pas l’intention d’attaquer la personne qui nous a irrités. Si le même sentiment contracte nos lèvres de façon à découvrir nos dents, comme si nous nous préparions à mordre, c’est que nous descendons, dit M. Darwin, d’animaux qui combattaient avec la tête. Pourquoi les sourcils prennent-ils pendant la souffrance une

  1. Le peintre Lebrun a publié en 1667 un remarquable ouvrage sur l’expression. Charles Bell au commencement de ce siècle, de nos jours Gratiolet et M. Albert Lemoine, ont donné à ce sujet des descriptions très fines.