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rumeurs excitaient l’indignation de Joseph II et de Marie-Thérèse; Joseph s’écriait que la cour de France était devenue un tripot; il écrivait en mai 1777 que, si l’on ne savait s’arrêter et prévenir, « la révolution serait cruelle. » L’impératrice mandait à sa fille qu’elle courait à sa perte, qu’il fallait à tout prix et tout de suite couper court à sa passion ; elle menaçait d’en écrire sévèrement au roi, si elle n’obtenait très vite un entier retour.

Certes il y avait de quoi s’inquiéter, et l’histoire a le droit de se souvenir. Versailles n’avait-il pas connu cependant de bien autres excès de dépense sous les deux précédens règnes? N’était-ce pas un bien autre jeu, celui de la Montespan, qui faisait à la bassette, dit un chroniqueur, des coups pouvant aller à un million ? Elle grondait, et le roi aussi, quand on ne les tenait pas. Avec elle, les pertes de 100,000 écus étaient communes; un jour de Noël, elle perdit 700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles, valant chacune 4 francs 50 centimes de notre monnaie. N’étaient-ce pas de bien autres charges au trésor public et de bien autres dilapidations, les scandaleux présens aux maîtresses royales : à la Montespan, un vaisseau armé en course, — à la Pompadour, le château de Bellevue, construit pour elle au prix de 3 millions, et qu’elle revendit ensuite au roi pour 3 autres millions, — le pavillon de Luciennes à la Du Barry, etc.? Comment comparer aux folles prodigalités que se permettaient sans scrupule Louis XIV et Louis XV ce que dépensa l’économe et modeste Louis XVI, y compris les dettes de la reine, que le plus souvent il acquittait sur sa cassette sans rien demander aux ministres? Pour ce qui est de la conduite morale, Mercy et d’autres attestent sans cesse et il est tout à fait évident que Marie-Antoinette n’a pas ouvert son âme au vice. Elle jouait par amour de la dissipation et du mouvement, par pure légèreté, par désœuvrement, par crainte de l’ennui. C’étaient les mêmes motifs par lesquels elle accueillait trop facilement des amitiés qui auraient dû lui être suspectes; mais il n’y a nulle trace d’avilissante inconduite. S’il faut descendre à discuter encore et à écarter d’elle de tels soupçons, ne remarquera-t-on pas que ses favoris sont admis plusieurs ensemble, et non pas chacun isolément et à son tour? Ne la voit-on pas leur enlever sa confiance aussi librement que dans une première illusion elle la leur a concédée? Ne reconnaît-on pas une nature aimante et aimable, jalouse d’éprouver et d’inspirer l’affection, d’obliger et de rencontrer la gratitude, mais en même temps une conscience d’épouse sur laquelle n’a le droit de peser aucun redoutable souvenir? Soulavie, écho direct des Rohan et de la cabale, ne demanderait pas mieux que de faire croire à une Messaline; mais, grâce aux rapports secrets de Mercy, on pourra désormais suivre pas à pas et démentir les fausses inductions et les faux calculs. On aura le journal échangé