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quatre jours après le renvoi de Turgot, il écrit : « Le public n’ignore pas que tout cela s’opère par la volonté de la reine et par une sorte de violence exercée de sa part sur le roi. Le contrôleur-général jouissant d’une grande réputation d’honnêteté et étant aimé du peuple, il sera fâcheux que sa retraite soit en partie l’ouvrage de la reine. De tels effets de son crédit pourront lui attirer un jour de justes reproches de la part du roi son époux, et même de toute la nation. »

Pour nous, qui savons les destinées ultérieures, ces dernières paroles sont plus graves que Mercy lui-même ne pouvait le deviner. Cette retraite des hommes honnêtes et dévoués, capables peut-être de sauver la monarchie, c’est-à-dire d’accomplir les réformes devenues absolument inévitables, fut un réel malheur, et l’on doit regretter pour Marie-Antoinette qu’elle y ait pris part. On serait injuste toutefois de faire peser sur elle seule tout le fardeau d’une telle responsabilité. Bien d’autres furent coupables. Plus le ministre attaquait les abus, plus il voyait grossir le nombre de ses ennemis; il n’avait pu manquer de froisser la noblesse, ni de toucher à certains privilèges du clergé; le commerce et l’industrie lui reprochaient l’abolition des jurandes; le parlement lui avait opposé ses remontrances; un prince de la famille royale avait publié contre lui un pamphlet satirique[1]. Le comte de Creutz écrivait à Gustave III le 14 mars : « M. Turgot se trouve en butte à la ligue la plus formidable, composée de tous les grands du royaume, de tous les parlemens, de toute la finance, de toutes les femmes de la cour et de tous les dévots. Il n’est pas étonnant que le prince de Conti s’oppose avec tant de violence à la suppression des jurandes, puisqu’il perd par là le bénéfice de la franchise du Temple et 50,000 livres de rente. Le parlement y perd le très gros bénéfice des procès qui en résultaient; voilà les véritables motifs de leur résistance. » Creutz avait raison; mais la coalition des intérêts particuliers blessés par les grandes mesures d’intérêt public qu’avait proposées Turgot s’était donné assez de mouvement et avait fait assez de bruit pour que ses doléances parussent aux yeux de quelques-uns l’expression de l’opinion générale. Les troubles de 1775 à l’occasion de la cherté des grains, sévèrement réprimés par le contrôleur-général, créèrent une nouvelle irritation que ses adversaires exploitèrent perfidement contre lui. Marie-Antoinette put donc bien s’y tromper, et prendre pour des vœux de l’esprit public les seules suggestions de la cabale qui l’assiégeait. Le procès du comte de Guines, occasion de si fâcheux éclats, avait été l’étroit et obscur champ-clos où s’était engagée la

  1. Tous les mémoires du temps attribuent au comte de Provence le pamphlet anonyme intitulé les Mannequins. Il parut au commencement d’avril 1777 ; il était dirigé surtout contre Turgot et les économistes. Il y a quelque esprit, mais affecté et recherché, sans parler de l’inintelligence politique.