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elle-même, dans une de ses deux spirituelles lettres au comte de Rosenberg, par quelle ruse féminine elle obtint de Louis XVI, en détournant son attention, non pas la permission d’une entrevue avec Choiseul, mais, ce qui était mieux encore, l’indication d’un jour et d’une heure où se pourrait placer une telle entrevue. Elle a raconté tout cela au milieu d’un éclat de rire. « Vous ne devinerez pas l’adresse que j’ai mise pour ne pas avoir l’air de demander permission. Je lui ai dit que j’avais envie de voir M. de Choiseul, et que je n’étais embarrassée que du jour. J’ai si bien fait que le pauvre homme m’a arrangé lui-même l’heure la plus commode où je pouvais le voir ! Je crois que j’ai assez usé du droit de femme dans ce moment... On a tant parlé de cette audience que je ne répondrais pas que le vieux Maurepas n’ait eu peur d’aller se reposer chez lui ! » On en avait beaucoup parlé en effet dans le monde de la cour, qui, sachant les répugnances du roi et les engouemens de la reine, observait les conflits et crut au triomphe définitif de Choiseul; mais on en parla surtout comme d’un vrai scandale à Vienne, où le comte de Rosenberg montra la lettre. À ce mot de « pauvre homme, » on peut imaginer l’émotion de la sévère impératrice. En vain Mercy s’efforçait-il d’atténuer et la témérité de la démarche et celle de l’expression. « Le sens et la tournure de la lettre, disait-il, ne partent absolument que de la petite vanité de vouloir paraître en position de gouverner le roi; la reine n’a pas eu intention de donner aux termes dont elle se sert, nommément à celui de « bon homme, » l’acception de plaisanterie dont ce terme pourrait paraître susceptible... Quant au moment de l’audience indiqué par le roi, la reine m’en a parlé comme d’une chose arrivée par hasard, et à laquelle elle n’avait point mis de détour ni de projet. Ce n’est qu’après coup que sa majesté, en écrivant au comte de Rosenberg, a imaginé de donner une tournure de plaisanterie à une chose qui était arrivée naturellement... » Mercy, en essayant de pallier les choses, avait bonne intention, mais Marie-Thérèse n’était pas femme à s’y laisser tromper. « Ce n’est pas, répondait-elle, l’épithète de bon, mais de pauvre homme dont elle a régalé son époux... Quel style! quelle façon de penser! Cela ne confirme que trop mes inquiétudes : elle court à grands pas vers sa ruine, trop heureuse encore si en se perdant elle conserve les vertus de son rang. Si Choiseul vient au ministère, elle est perdue. Il en fera moins de cas que de la Pompadour, à qui il devait tout, et il l’a perdue le premier. »

Choiseul dut rester dans une demi-disgrâce; mais la reine voulut réparer cet insuccès en accueillant d’une manière marquée, en servant de son mieux, partout où elle les rencontrerait, ceux qui auraient avec le maître de Canteloup quelques liens. C’est ainsi et pour cette seule raison qu’elle intervint avec son ardeur accoutumée