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lorsqu’il se vit à la veille de tomber, il se raccrocha un instant à l’espoir qu’on lui accorderait le gouvernement de l’Egypte ou du moins qu’on le laisserait partir pour l’Orient. Les chrétiens à cette époque n’avaient encore que très peu modifié le messianisme juif. La principale différence était que pour eux le vrai messie était déjà venu, sous une forme très humble, mais qu’il reviendrait sous peu dans la gloire et pour établir sa domination sur tous les peuples de la terre. Néron dut trouver fort désagréable qu’on réservât à un autre le trône qu’il avait érigé pour lui-même dans les fumées de son imagination.

De plus il faut bien reconnaître que les chrétiens donnaient sans le vouloir une certaine apparence aux accusations que Néron eut l’art de diriger sur eux. Leur innocence pour quiconque les connaissait de près était évidente. Sans parler de leurs principes, même ce qu’il y avait de fantastique dans leur attente d’un changement prochain et radical de toutes choses les eût détournés absolument d’un pareil attentat. Tacite lui-même, qui les déteste autant qu’il les méprise, qui les croit capables de tout, affirme leur non-culpabilité dans l’affaire de l’incendie. Il reste pourtant que leur rigorisme moral, leur opposition systématique aux corruptions et aux plaisirs cruels qui étaient entrés dans les mœurs, leur aversion pour le théâtre, leur dédain du monde visible et de ses pompes, leur refus, souvent public et parfaitement incompris, de rendre hommage aux dieux et aux symboles de la religion nationale, tout les désignait à la malveillance populaire. Ils avaient l’air de haïr le genre humain. Quand l’incendie eut pris les proportions que l’on sait, ils ne déguisèrent pas, on peut l’affirmer, des sentimens qui durent paraître bien étranges. C’était un des articles de la croyance messianique que le monde présent périrait bientôt et périrait par le feu. Devant ces flammes que des agens invisibles semblaient activer pour détruire entièrement la capitale de ce monde, ils durent se croire à la veille du grand bouleversement qu’ils avaient prédit. Peut-être jugèrent-ils qu’il était inutile de concourir à l’extinction d’un feu que nul pouvoir humain ne pouvait arrêter. Leur attitude, commentée par la malveillance, probablement quelques imprudences de paroles, servirent de base à l’accusation, et ce qui est affreux, c’est qu’à la vue des tortures inouïes qui leur furent infligées, les plus sages, les plus éclairés, ceux même qui les savaient innocens du crime spécial qu’on leur imputait, en prirent leur parti d’un cœur léger en se disant qu’après tout, s’ils étaient injustement condamnés sur ce chef déterminé, ils méritaient les derniers supplices à cause de toutes les infamies que supposait leur genre de vie.