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de la vieille Rome. Néron sentit que cette fois sa popularité avait subi une atteinte sérieuse, et il voulut la refaire.

Est-il réellement coupable de cet incendie? L’ordonna-t-il, le prépara-t-il formellement? Capable de l’ordonner, il l’était; très heureux d’en tirer parti, il l’était encore. Cependant il faut se défier un peu des récits évidemment passionnés de Tacite[1], de Suétone et des autres historiens très prévenus contre les Césars. Son absence de Rome au moment où le feu commença ses ravages ne se concilie pas bien avec l’hypothèse d’un complot organisé par Néron. On serait plutôt tenté de croire qu’une fois l’incendie déclaré, il envoya des instructions équivoques, interprétées comme toujours par le zèle de subalternes qui savaient bien comment ils feraient plaisir au prince, et dont il résulta tout au moins que les mesures prises contre le fléau furent ou contrariées ou mollement exécutées. En tout cas, même réduit à ces proportions plus vraisemblables, le crime n’en retombe pas moins de tout son poids sur sa tête. Un incendie ordinaire ne compte pas dans l’histoire d’une ville telle que Rome; c’est la durée exceptionnelle de celui-là, ce sont les incalculables ravages qu’il causa qui lui donnent sa signification néfaste, et lors même que directement ou indirectement Néron se serait borné à favoriser la prolongation du fléau, la voix populaire et l’histoire ont rendu un verdict légitime quand elles l’ont dénoncé comme l’empereur incendiaire.

Il s’agissait donc pour lui de se relever dans l’estime du peuple romain. Pour cela, ce qu’il pouvait faire de plus habile, c’était de donner satisfaction à quelque mauvaise passion populaire, tout en rejetant sur d’autres l’accusation qu’il savait dirigée contre lui. Son infernale astuce le servit à merveille. Il est probable que déjà les chrétiens avaient été dénoncés à son animadversion par son entourage, et, sans accuser les Juifs comme tels, on peut supposer que les charlatans, magiciens, astrologues orientaux, qui foisonnaient à sa cour et parmi lesquels il y avait des Juifs, l’avaient entretenu des nouveaux sectaires et de leurs croyances. Poppée inclinait fortement au judaïsme, si même elle ne s’y convertit pas. Néron, cela est certain, eut connaissance des idées messianiques des Juifs; parmi les chimères dont il aimait à se repaître, il faut noter celle d’un grand empire oriental dont le chef commanderait au reste du monde et dont il lui était réservé par les destins d’être le fondateur. On lui avait parlé d’un royaume de Jérusalem qui supplanterait un jour l’empire romain, des astrologues le lui avaient promis, et

  1. Par exemple, comme l’observe judicieusement M. Renan, on peut voir que Tacite commence par ne pas oser accuser formellement Néron (Ann., XV, 38); plus loin au contraire il parle de sa culpabilité comme d’une chose avérée.