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publique, c’est l’insouciance pour les vieux souvenirs. Tout ce qui ne se traduit pas par une sensation immédiate de douleur ou de plaisir physique est considéré comme insignifiant ou ridicule. De là vient que de telles époques sont ordinairement marquées par de grands travaux publics, dont la postérité parfois profite hygiéniquement, mais dont le mode d’exécution froisse les sentimens les plus respectables. C’est encore un genre dans lequel Néron voulut se distinguer. Il aimait à démolir et à construire, surtout construire de l’énorme. La vieille Rome lui déplaisait. Les beaux monumens ne manquaient pas à la cité impériale, mais il y avait d’immenses quartiers composés de rues sinueuses, étroites, de maisons entassées dont l’architecture incorrecte prêtait à rire aux raffinés du temps. Néron avait élevé provisoirement, mais avec l’intention d’en faire un monument définitif, un nouveau palais impérial qu’il appelait la « Maison dorée. » « Avec ses portiques de trois milles de long, dit M. Renan, ses parcs où paissaient des troupeaux, ses solitudes intérieures, ses lacs entourés de perspectives de villes fantastiques, ses vignes, ses forêts, elle couvrait un espace plus grand que le Louvre, les Tuileries et les Champs-Elysées réunis. » Ce n’était pourtant là qu’une partie de ses rêves architectoniques. Son idée fixe était de rebâtir Rome et de lui léguer son nom : elle s’appellerait désormais Neropolis. Seulement ce n’était pas d’une exécution facile. Il y avait en grand nombre et précisément dans les plus vieux quartiers des sanctuaires, des areœ, des lieux saints qu’on ne pouvait songer à détruire par décret. Le patriotisme et la superstition s’unissaient pour en demander la conservation quand même. Néron doit avoir assez longtemps ruminé dans sa grosse tête comment il pourrait s’y prendre pour tourner cet obstacle. On prétend que plus d’une fois l’idée de déblayer le terrain au moyen d’un incendie général hanta son imagination. Il aimait à voir représenter l’incendie de Troie et à jouer lui-même un rôle dans les pièces tragiques où figurait cette catastrophe légendaire. Un jour, il avait vanté le bonheur de Priam, qui avait pu voir sa capitale et son empire disparaître ensemble dans les flammes; une autre fois, comme on citait un vers d’Euripide dont le sens est : moi mort, que la terre et le feu se confondent ! — Non, s’était-il écrié, mais moi vivant! — On se souvint de ces sinistres facéties lorsqu’un terrible désastre leur eut fourni un commentaire.

Le 19 juillet de l’an 64, un violent incendie éclata dans Rome. Alimenté par les matières inflammables qui se trouvaient accumulées dans le quartier marchand où il avait pris, le feu courut de maisons en maisons, de rues en rues, avec une rapidité prodigieuse. Il monta et descendit les collines, dévora des quartiers tout entiers, défia six