Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/768

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se forme une atmosphère de convention qui ôte chaque jour un peu plus le sentiment des réalités. La folie du prince se répercute en milliers d’échos dans les consciences, elle y puise de nombreux stimulans, tout est facile, tout réussit, tout sourit, le vaisseau vogue à la dérive sur une mer tranquille, sous un ciel d’azur, aux mille bruits de l’orgie, et le sinistre concert va crescendo jusqu’au moment où l’ivresse universelle est brusquement dissipée par un coup de tonnerre. On se réveille en sursaut, le navire fait eau de toutes parts, on court aux pompes, il est trop tard, et le vaisseau où retentissait l’instant d’auparavant la bacchanale du plaisir sombre dans l’abîme, ensevelissant avec lui ceux qui le montaient, et qui, suivant la forte expression d’un père de l’église, « coulent bas avec toute leur sécurité, » cum tota securitate decidunt.

Pour en revenir à Néron, signalons la dégénérescence accomplie sous son règne du théâtre antique, qui, même dans son meilleur temps, n’avait jamais brillé par la moralité. Jamais pourtant le plaisir du théâtre ne fut plus recherché, jamais on n’avait tant fait pour surexciter les imaginations; mais l’art vrai perdait tout ce que gagnait la fantasmagorie. Le goût se détournait des grandes œuvres pour s’attacher à ce qui chatouillait la sensualité ou ébranlait rudement des nerfs usés. Le « tableau vivant » faisait fureur. On représentait au naturel les mythes les plus féroces ou les plus obscènes, ou bien on inventait de sales intrigues pour fournir des prétextes aux scènes de mœurs les plus dévergondées. Les combats de gladiateurs, cette honte ineffaçable du théâtre romain, étaient devenus de vraies scènes d’abattoir. Cinquante mille spectateurs entassés dans les arènes venaient y contracter le goût du sang humain. Il ne faut donc pas s’étonner que les crimes de Néron révoltèrent si peu le sentiment général. D’abord la plupart de ses victimes appartenaient à l’aristocratie de la naissance ou du rang. La populace ne calculait guère ce qu’on perdait à la mort d’hommes tels que Sénèque, Thraséas, Soranus, Burrhus, Lucain, Pétrone lui-même. Poppée enceinte tuée d’un coup de pied par Néron[1], à qui elle reprochait de rentrer trop tard d’une course de chars, Poppée n’était aux yeux de la multitude qu’une belle courtisane comme il y en avait tant. Les détails du meurtre d’Agrippine ne furent pas connus du grand public; d’ailleurs Agrippine était fort impopulaire.

Ce qui caractérise aussi ces momens d’égarement de la conscience

  1. Cependant Néron l’aimait beaucoup, peut-être en raison même d’une certaine hauteur d’attitude et de parole qu’elle gardait avec lui. Il fut désolé de sa mort, et chercha à se donner le change en la remplaçant par des créatures qui lui ressemblaient physiquement. C’est surtout depuis lors qu’il tomba dans les derniers bas-fonds de la bestialité.