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taient ses folies, mais ne songeaient guère à comprendre cet étrange personnage. Le sujet valait pourtant la peine d’être examiné plus à fond. Qu’un homme complètement nul par l’intelligence, dominé par de mauvais instincts, devienne la plus malfaisante des bêtes féroces quand il est en possession d’un pouvoir illimité, ce n’est pas ce qui peut surprendre ; mais, vu de près, Néron n’est pas un esprit médiocre dans le sens vulgaire du mot; du moins à de certaines médiocrités ou plutôt à d’effrayantes lacunes il joignait des talens réels et même des qualités. Il faut seulement observer que, vers la fin de son règne, ses hideuses débauches l’avaient abruti. Il est fort probable que la haute idée qu’il avait de lui-même comme artiste et acteur n’était pas tout à fait une illusion. Si le hasard de la naissance ne l’avait pas poussé au trône impérial, il aurait peut-être marqué parmi les virtuoses ou les tragédiens goûtés de son temps. Ce qu’il y a de plus positif à dire sur son compte, c’est qu’il aimait passionnément à faire sensation. Il recherchait l’inoui en tout, dans ses dépravations comme dans sa politique. Très peu guerrier par tempérament, il visait à suppléer par des projets bizarres, gigantesques, ce qui lui manquait du côté de la gloire militaire. Il voulait élever des palais immenses, percer l’isthme de Corinthe, créer des mers artificielles, rebâtir Rome de fond en comble. Sa préoccupation constante était de « faire grand, » n’importe à quel prix. Il est à présumer que c’est sur cette pente qu’il devint cruel, soit qu’il ne reculât devant aucune des conséquences de sa passion-maîtresse, soit qu’il trouvât quelque chose de délectable dans le genre colossal de ses forfaits. Notons qu’avec tout cela ce monstre aima et fut aimé. Au milieu des cyniques débauchés qui remplissaient sa cour, on distingue des figures de femmes qui font l’effet de venir d’un autre monde, hautaines et fières comme Poppée, douces et affectueuses comme Acté, et qui l’aimèrent. Il fut surtout regretté des basses classes. Son règne dura sans encombre sérieux de 55 à 68, par conséquent dura treize ans. Il est avéré que, s’il n’avait pas perdu la tête lors du soulèvement des légions de province, il aurait pu, avec les prétoriens, qu’un peu d’énergie eût enlevés, et d’autres cohortes obstinément fidèles au nom de César, barrer victorieusement la route aux troupes révoltées. La prompte chute de Galba, son successeur, fut en réalité une sorte de réaction néronienne. Othon, Vitellius, dans l’espoir d’affermir leur pouvoir naissant, déclarèrent qu’ils le prendraient pour modèle. Qu’on explique comme on voudra cette aberration prolongée du sens populaire, il reste toujours que celui qui réussit à la créer en sa faveur ne peut être sans autre forme de procès relégué dans la catégorie des hommes purement médiocres.

M. Renan a consacré une étude minutieuse à ce caractère étrange,