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tingue du simple érudit le véritable historien. L’érudition permet d’entasser les noms, les dates, les faits, mais ne suffit pas pour les reconstituer en un tout organique. D’autre part, il est de soi-disant historiens qui ne sont que des artistes, manquant d’érudition, trop confians dans leur faculté divinatrice et spéculant sur le vide. M. Renan a l’avantage d’unir l’intuition de l’artiste, sans laquelle on ne peut faire d’histoire vivante, et cette érudition qui fournit à l’intuition son matériel indispensable. Comme pourtant on n’est jamais parfait et que l’on pèche toujours un peu du côté où l’on penche, je serais tenté de lui reprocher de subordonner parfois ses conclusions d’historien à ses préférences d’artiste. Le sujet proprement dit du livre qu’il vient de publier était, heureusement pour lui, assez dramatique pour éveiller toutes ses facultés, et suffisamment éclairé par l’érudition contemporaine pour le garantir contre toute erreur grave. Je n’en dirais pas autant des questions de moindre importance groupées autour du sujet de l’Apocalypse ou de l’antechrist, sujet qui fait le fond de l’ouvrage. Autant l’Apocalypse me paraît bien expliquée et admirablement commentée, autant j’aurais de réserves et même d’objections formelles à opposer à plus d’une explication présentée comme résolvant certains problèmes adjacens.

M. Renan aime les transitions qui servent à fondre les nuances contraires, c’est-à-dire qu’il se plaît à signaler l’un après l’autre les momens indicateurs de la tension qui finit par se résoudre en catastrophe; mais est-il toujours assez sévère quand il s’agit d’accepter ou de repousser les documens que la tradition lui fournit comme pouvant marquer les étapes successives de ce mouvement des choses? On dirait qu’il éprouve un vif déplaisir toutes les fois qu’il se voit forcé de se rendre aux argumens de la critique en éliminant de son matériel disponible tel livre ou tel fait traditionnel qui pourrait servir à sa manière d’écrire l’histoire. Il semble qu’on lui enlève des fils nécessaires à sa trame. C’est la grande raison qui explique ce qu’on a souvent appelé ses timidités en matière de critique biblique. Un tel jugement surprend beaucoup les personnes peu familières avec ce genre de recherches, mais il est certain qu’à tous les yeux compétens M. Renan se conduit envers les traditions officielles comme un conservateur presque méticuleux. Il cherche toujours à les sauver de son mieux. Il préfère recourir à des procédés harmonistiques dont tout son talent ne parvient pas à dissimuler l’invraisemblance, plutôt que de se résigner à des sacrifices complets de textes ou de légendes. Comme pourtant il est animé d’un grand désir d’impartialité, il vient un moment où les objections sont si pressantes qu’elles emportent sa résolution, et alors il s’exécute loyalement, mais ce n’est jamais sans effort. Déjà dans sa Vie de Jésus sa