Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

administrés par le pillage. Les oiseaux de proie étaient contens ; le plus mince épervier se flattait d’attraper son lopin, après que les faucons se seraient servis. Quiconque ne se sentait ni faucon ni épervier avait le cœur pesant, se demandant avec inquiétude quand viendrait son tour d’être mangé. Les philosophes se frottaient les yeux : une grande nation semblait prête à se dissoudre en une poussière d’hommes et à s’évanouir comme un songe. On avait tort de désespérer ; pour conjurer le fléau, il suffisait d’un homme qui sût vouloir.

Le 19 juillet, M. Rios Rosas s’écriait au congrès : « Nous regardons comme juste et naturel que le gouvernement représente les idées, les opinions et même les préjugés du parti républicain. Dieu nous garde de vous demander d’être infidèles à vos principes ; mais vous avez des devoirs à remplir envers nous. Si, dans le régime parlementaire, les ministres procèdent des majorités et s’inspirent de leur esprit, ils doivent tenir compte aussi des droits et des intérêts de la nation. En échange de l’appui que nous vous avons prêté hier et que nous vous prêterons demain, nous ne vous demandons qu’une chose, c’est de gouverner. Je répète avec insistance que nous espérons que vous gouvernerez, parce qu’à mon avis, depuis le 11 février, la république s’est donné un gouvernement qui ne lui a pas fait l’honneur de la gouverner. » L’éloquent orateur était l’interprète du sentiment public, que la gravité du péril avait réveillé. Les honnêtes gens de tous les partis s’indignaient de voir les héros du cantonalisme, condottieri sans principes, véritables chevaliers d’industrie de la politique, procurer au duc de Madrid la seule chance qu’il eût de vaincre, et préparer par l’anarchie l’inévitable triomphe du despotisme. Ils s’indignaient plus encore de l’apathie des autorités, de leurs complaisances semblables à des trahisons, des incessans défis portés à la loi dont personne ne vengeait les insultes, et du scandale de certaines impunités qui encourageaient tous les crimes et anéantissaient la justice. Le ministère était en pleine crise. On put croire que, détrompé par l’expérience, M. Pi renoncerait à sa politique résolument indécise, et qu’il formerait un cabinet homogène, choisi tout entier parmi les républicains modérés. Il n’en fit rien ; ancré dans ses idées comme dans ses amitiés, il persistait à combiner des fusions aussi chimériques et aussi périlleuses que celle qu’ont tentée des monarchistes dans un autre pays. Les journaux d’opposition le comparaient au somnambule qui rêve, les yeux ouverts, sur le bord d’un abîme, à l’astrologue de la fable qui, le regard fixé sur son étoile polaire, n’aperçoit pas le puits qui l’attend. Les puits finissent toujours par avoir raison des astrologues. M. Pi tomba, fort de sa conscience, qui