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nombre de provinces, il ne pouvait répondre que de ses intentions. Il était hors de doute que le partido de la porra et les trabucos monteraient la garde autour des urnes et n’en laisseraient approcher que les électeurs bien pensans.

Le seul moyen qu’eussent les partis évincés de prendre leurs sûretés et de parer aux périls de la situation était de se saisir du pouvoir. Ils conçurent le hardi dessein de battre en brèche le ministère et de le contraindre à se retirer. La commission permanente avait plus d’une fois témoigné bruyamment les alarmes trop fondées que lui inspiraient les succès des carlistes dans le nord, l’ascendant croissant des séditieux dans le midi. Il fut convenu qu’au premier jour elle proclamerait la nécessité de rappeler les cortès dans le plus bref délai. À peine réunie, l’assemblée devait signifier aux ministres qu’ils n’avaient plus sa confiance et pourvoir à leur remplacement. Ce projet avait une apparence de légalité ; dans le fait, c’était une infraction manifeste au traité tacite qui, moyennant le retour de tous les portefeuilles aux républicains, avait garanti aux cortès radicales un prolongement d’existence.

Il était à croire que les choses ne se passeraient pas en douceur. Pour tenter avec quelque probabilité de succès le coup d’éclat qu’ils méditaient, les radicaux avaient besoin de l’assistance d’un homme d’épée qui eût la pratique et le goût de ces sortes d’aventures. Ils ne pouvaient mieux s’adresser qu’au maréchal Serrano ; ils travaillèrent à le mettre dans leurs intérêts. On le savait capable de se présenter seul dans une caserne mal disposée et d’enlever le soldat par un de ces gestes qui se font obéir. Bien qu’il soit à l’âge où l’on est plus soucieux de conserver que d’acquérir, cet homme remarquable, parti de petits commencemens, et depuis comblé par la destinée à ce point qu’en fait de bonheur et d’illustration il n’a plus de souhaits à former, a su garder cependant avec la fraîcheur de son esprit toute la jeunesse de sa volonté et de son courage. Comme au temps de ses débuts, il est au service des occasions ; le danger l’attire, il est prêt à jouer le tout pour le tout dans une partie hasardeuse, — ainsi qu’un officier de fortune qui voit la vie devant lui et à qui tout semble léger, — sa tête, sa bourse, sa parole et son épée. Le duc de la Torre écouta les ouvertures de ses anciens adversaires, et prit, à ce qu’il paraît, des engagemens éventuels. En attendant le moment d’agir, on étudiait avec soin les dispositions du peu de troupes que renfermait Madrid, on pratiquait des intelligences dans les corps de garde, on tâtait le pouls aux sergens et aux soldats, ce qui fit dire à un spirituel observateur qu’au printemps dernier la politique espagnole se réduisait à de profondes études psychologiques sur les pelotons. On calculait sur ses doigts toutes les