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qui auraient été ainsi non des inventions de poètes, mais des êtres existans à une certaine période de la durée, combien de fois ne l’avons-nous pas entrevue chez les aventureux écrivains de l’aventureuse renaissance !

J’ai cherché curieusement quelles objections on pouvait opposer à l’interprétation que nous présentons de ces mystérieuses sculptures; j’en ai trouvé deux, spécieuses au premier abord, mais qui ne se soutiennent pas à la réflexion. La première, c’est que ces figures seraient de simples décorations, sans but précis, dues à la seule fantaisie de l’artiste. À cette objection, je me permettrai de répondre que cette prétendue fantaisie des artistes d’autrefois, surtout de ceux du moyen âge, n’a jamais existé que dans l’imagination de nos contemporains, qui ont baptisé de ce nom de fantaisie tout ce qu’ils ne comprenaient pas, ou dont le sens s’est obscurci dans le cours des âges. Avec un peu d’attention, on s’aperçoit aisément que l’art du moyen âge n’a jamais rien accordé au caprice, que depuis les simples feuillages des chapiteaux jusqu’aux monstres des gouttières toutes les parties d’une même œuvre sont enchaînées par des rapports aussi complexes que fins. Avec la renaissance, cette unité devint moins étroite, il est vrai, et il est facile de séparer dans les œuvres de cette époque les parties essentielles des parties secondaires, qui sont alors plus purement décoratives; mais tel n’est pas le cas des figures de cette colonne, qui avec le caractère des sculptures décoratives du moyen âge ont évidemment le même but, celui d’établir un rapport entre plusieurs pensées ou entre les diverses parties d’une même pensée. L’artiste, qui était encore très près du moyen âge, s’est servi de sa méthode, dont la tradition n’était pas encore perdue. Le rapprochement de ces diverses figures a donc un sens : toute la question est de savoir si ce sens est celui que nous lui donnons.

La seconde objection, c’est que ces figures n’offrent rien de nouveau et étaient familières aux imaginations de cette époque, car ce sont celles des animaux apocryphes et des races d’hommes fabuleuses qui sont décrites dans les Bestiaires du moyen âge. Sans doute, mais cette particularité, loin de contrarier notre interprétation, la confirme au contraire. Aussi neuve que soit la pensée qu’un artiste veut exprimer, il ne peut cependant l’exprimer qu’avec les matériaux qu’il a en sa possession. Or ici les matériaux, ce sont les formes déjà existantes créées par l’imagination des siècles antérieurs et qui répondaient admirablement au but cherché. L’artiste veut insinuer que la vie, avant de revêtir ses formes actuelles, a traversé des séries de formes incomplètes ou monstrueuses qui nous sont aujourd’hui inconnues; or qu’est-ce qui peut mieux représenter ces formes que les animaux et les hommes des Bestiaires? D’ailleurs le