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rappelez-vous celle de la Fortune, qui est femme et qu’il faut soumettre. L’écrivain veut saisir les esprits par l’étonnement. Encore une fois, on n’a pas assez remarqué le cynisme aventureux de Machiavel : il est impérieux et provoquant, tel on le voit dans ses comédies et ses poèmes. Il fait litière de ceux qui décrivent des républiques et des monarchies qui n’ont jamais existé. Le mépris du lieu-commun est poussé chez lui jusqu’à l’utopie de la perversité.

De 1516 à 1518, lorsque Julien est mort, j’imagine que les habitués des jardins Rucellai ont dû penser à peu près ce que pensait le publiciste, obligé de renoncer à ses espérances monarchiques. Plus d’unité italienne, complète ou non, sous un monarque ; chacun pour soi, Florence appartenant aux Florentins. A quoi bon avoir un Médicis sur le trône de saint Pierre ? Puisqu’il est incapable désormais de faire un grand royaume médicéen, il ne sert plus qu’à diviser l’Italie ; puisqu’il lui est interdit d’être guerrier, il appellera toujours pour se soutenir une puissance étrangère : c’est l’époque des Discours sur Tite-Live. Machiavel revient forcément à ses origines politiques, à ses préférences naturelles. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’il y a dans Florence un prince plus ou moins reconnu, Lorenzo, et que l’auteur parle ou écrit sous un régime mal défini entre l’un et l’autre gouvernement. Son livre, peu ou point composé, série de thèses ou de dissertations, est l’image de l’incertitude même qui règne dans la société. Il y en a pour les monarchistes comme pour les républicains ; on ne croyait pas encore à Lorenzo. Guichardin le dit bien : le gouvernement d’alors était exercé en vue d’une certaine liberté, non en vue du parti des maîtres. Néanmoins la république tient plus de place dans l’ouvrage que le pouvoir d’un seul : en un endroit même, elle est déclarée la forme politique naturelle de la Toscane. Pour en faire une principauté, il faudrait que le monarque commençât par tirer du niveau de l’égalité civile certains hommes ambitieux, inquiets, les créer gentilshommes avec des châteaux, des serviteurs, de l’argent, les défendant, défendu par eux, et maintenant cet état de choses par la force. C’était, il le savait, demander l’impossible. Ni Machiavel ni ses disciples ne pouvaient prévoir que l’empereur, quatorze ans après, serait le garant de la servitude de Florence. Les lecteurs ou auditeurs des Discours étaient des jeunes gens qui auraient un jour entre les mains le pouvoir, si Florence, faute de monarque, se constituait en cité libre. Pour eux, l’écrivain fait revivre la sagesse du peuple romain évoquée du monument que lui a dressé Tite-Live. Le républicanisme du publiciste n’est qu’une renaissance, un retour à l’Italie des consuls et des dictateurs. C’est ici que l’idéal dont nous avons parlé, que le but supérieur qui le passionne se réalise pleinement. Il fuit dans la société des anciens les misères et les