Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

citoyen devenant soldat qui importe ; par ce côté, l’Art de la guerre devait survivre, et je ne m’étonne pas que, dans l’Italie rendue à elle-même, ce livre, écrit d’ailleurs dans une langue incomparable, soit mis aux mains des enfans, et qu’après deux cent cinquante ans d’oubli ou de dérision il compte au nombre des textes classiques.

Il est un trait de la vie de Machiavel qui a singulièrement contribué à tromper la postérité sur le fond de ses opinions politiques : nous voulons parler de l’école et du groupe de jeunes gens auquel il enseigna ses doctrines en matière d’état. Quand on entre dans Florence par la porte de Prato et que l’on remonte vers le cœur de la ville, on rencontre sur la gauche une promenade publique dont l’entrée est surmontée d’une plaque de marbre où sont gravés ces mots : Orti Oricellarii ; ce sont les jardins Rucellai, si fameux dans l’histoire philosophique et politique de la renaissance italienne. D’une petite tour qui s’élève au milieu de cette résidence riche de souvenirs, vous apercevez au nord les hauteurs de Fiésole, la ville étrusque, le berceau de la noble cité toscane, à droite et à gauche la patrie de Dante et des Médicis, au midi l’Arno et la colline abrupte de San-Miniato, fortifiée et défendue par Michel-Ange durant le siège où la liberté florentine, enserrée dans les filets de Charles-Quint, rendit le dernier soupir. A vos pieds s’étendent les ombrages sous lesquels on entendit tant de paroles éloquentes, tant de voix d’hommes illustres. C’est ici que Machiavel assista aux entretiens des fils de familles patriciennes avec le vieux guerrier Fabrizio Colonna, et il les recueillit dans son Art de la guerre. Quelques-uns de ces arbres sont de ceux-là mêmes dont il est parlé au commencement des dialogues à la manière antique dont l’ouvrage est composé. C’est enfin ici que le publiciste fit des lectures qui sont devenues les Discours sur Tite-Live.

Or ces jardins furent les témoins d’une secrète conjuration tramée en 1522 contre la vie du cardinal Jules, entre quelques lettrés de la nouvelle génération, Buondelmonte, les deux Alamanni et un professeur de grec, Diacceto, de noble famille comme eux et du même âge. A propos d’injures personnelles, ces conspirateurs, ennemis des Médicis par circonstance, s’exaltèrent mutuellement, s’exerçant à jouer le rôle des Harmodius et des Aristogiton. Ce complot, qui aboutit à des exécutions sanglantes, tentative libératrice sans doute, mais dictée par des inimitiés particulières, a transfiguré ce séjour de plaisirs délicats et raffinés en un foyer de liberté, et par suite l’auteur du Prince en un oracle discret de la démocratie, en un maître populaire qui donnait là des leçons ésotériques de républicanisme. On a oublié que nous avons, à la date de 1521 et de 1522, des lettres de Machiavel servant fidèlement, loyalement, la maison qui règne à Rome et à Florence, qu’il a dédié le Prince, en 1518, au