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On se demandera peut-être en quoi donc, après tout, César Borgia méritait d’être imité. Ce personnage profond et froidement sanguinaire montra le premier ce que pouvait faire pour l’indépendance italienne un homme habile servi par les circonstances et par des talens extraordinaires. Il sut par le moyen d’une justice rigoureuse gagner l’amour de ses sujets dont il associait les intérêts à sa cause. Machiavel avait d’autres motifs qui l’attachaient à cette renommée. Ce prince fournissait aux Médicis l’exemple de s’acheminer vers un grand pouvoir, appuyés comme lui sur l’autorité d’un pape, et au publiciste des argumens pour les pousser vers ce but. Ne croyons pas d’ailleurs que les hommes de ce temps fussent absolument dépouillés de tout scrupule. On sent que l’écrivain éprouvait quelque embarras à le citer sans cesse. « Je n’hésiterai jamais à me prévaloir du nom de César Borgia, » dit-il dans le Prince, et dans l’Art de la guerre : « Je suis obligé d’apporter ici l’exemple de César Borgia. » Dans sa correspondance avec ses amis il n’use pas des mêmes précautions, mais il ne fait pas moins d’usage de cette autorité. Machiavel, qui se piquait de hardiesse, le mettait toujours en avant. Ce nom faisait pour ainsi dire partie, non de ses sympathies, mais de sa doctrine. C’est que Borgia était par excellence l’homme de gouvernement, l’organisateur d’armées, le prince capable d’une cruauté opportune, plus capable encore de la faire oublier. Quand on croit à l’action de la Providence dans l’histoire, on accorde volontiers à l’auteur du Prince que l’Italie manqua pour son salut d’un bon gouvernement et d’une armée, mais on est bien obligé de penser qu’il lui manqua autre chose. Ce ne sont pas les imitateurs de Borgia, quoi qu’il prétende, qui pouvaient la sauver. Voilà son utopie. Ferdinand le Catholique, se rencontrant en ceci avec Brantôme, disait que les seigneurs étaient de petits oiseaux de proie qui tendaient des pièges à la faiblesse, et se voyaient dévorer par les gros ; les princes italiens furent des milans dont les aigles et les vautours de l’Europe firent leur repas.

A qui est-il nécessaire de rappeler que ce livre se termine par une éloquente exhortation à chasser les « barbares, » qui excuse et rachète dans une certaine mesure un ouvrage audacieux et provoquant ? Voyez pourtant comme la destinée se joue de l’Italie, qui est en proie à l’étranger, de Léon X, qui travaille à la grandeur de sa famille, de Machiavel, partagé entre son avenir et la science, sa véritable passion ! Lorenzo meurt en 1519, âgé de vingt-sept ans. Plus d’héritier légitime de Laurent le Magnifique ! Quel sera le sort de Florence ? Le souverain pontife, qui avait plus d’une fois reçu communication des projets de l’ancien secrétaire, voulut savoir ses idées sur ce point capital. Désirait-il que le publiciste lui fît connaître sincèrement son opinion, ou qu’il lui proposât d’appeler au pouvoir un