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prendre des impressions moins défavorables à son temps. Sénèque est plus dur encore que Tacite, quoiqu’il ne fasse pas profession, comme lui, d’admirer toujours le passé. Dans les ouvrages que nous avons de lui, il ne manque pas une occasion de maltraiter ses contemporaines. « Elles en sont venues à ce point, dit-il, qu’elles ne prennent plus un mari que pour exciter leurs amans. Quand une femme est chaste aujourd’hui, c’est une preuve certaine qu’elle est laide. » Il avait même composé un traité spécial contre elles (De Matrimonio) qui est perdu, mais que les pères de l’église, dont il flattait les idées, citent avec plaisir. Il y reprenait tous les argumens bons ou mauvais que les poètes comiques développaient depuis des siècles contre le mariage. Il rappelait, ce qui était tout à fait conforme aux usages romains, qu’on ne choisissait pas sa femme, et qu’il fallait la garder comme le hasard vous la donnait. « Si elle est colère, sotte, laide, malpropre, si elle a quelque autre défaut, nous ne le découvrons jamais qu’après la noce. Un cheval, un âne, un bœuf, un chien, un esclave, un vêtement, une chaise, une coupe, des vases de terre, on les examine au moins avant de les acheter ; la femme est la seule chose qu’on prenne sans la voir. On a craint sans doute qu’on ne l’épousât jamais, si on l’avait vue auparavant. » Sénèque était vraiment bien ingrat de traiter ainsi les "femmes ; il n’y a pas de philosophe qui ait eu à s’en louer plus que lui. Depuis sa naissance jusqu’à sa mort, elles l’ont entouré de leur affection, il leur doit sa fortune politique et son bonheur intérieur. Ce grand ennemi du mariage s’était marié deux fois, et l’on ne voit pas qu’il ait eu à le regretter. Il nous dit que, tout stoïcien qu’il était, il pleura beaucoup sa première femme. Quand il épousa la seconde, Paulina, il était déjà vieux, mais ce mariage sembla lui rendre la jeunesse. Il avait dit quelque part : « Aimer la femme d’un autre est un crime, aimer la sienne est un excès. Le sage doit s’attacher à sa femme par raison et non par affection. » Il paraît, dans sa vie, avoir oublié ce précepte, comme il en a oublié tant d’autres. Quand il parle de Paulina, l’affection la plus vive et la plus touchante semble animer ses paroles. Dans une de ses lettres, il raconte qu’il est malade, et que Paulina le force à se soigner.’ « Comme sa vie, dit-il, dépend de ma vie, je prends soin de moi pour prendre soin d’elle. Qu’y a-t-il de plus agréable que d’être si aimé de sa femme que, pour l’amour d’elle, on s’aime soi-même davantage ? » On sait qu’elle voulut mourir avec ce mari qui l’aimait si tendrement et dont elle était si fière, et que, ramenée malgré elle à la vie, elle ne lui survécut que quelques années, gardant pieusement son souvenir et honorant sa mémoire.

L’exemple de Paulina nous montre que les grandes épreuves du