Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et pour prendre ce qu’il y a de plus désagréable dans le nôtre. Ce sont là de graves défauts sans doute, mais, je le répète, en supposant que les contemporains ne les aient pas exagérés par l’habitude qu’ils avaient prise de juger leur temps avec les préjugés du passé, n’oublions pas qu’ils furent la condition et la conséquence d’un progrès dont l’humanité a profité. Ils représentent cette portion de mal qui se mêle toujours aux meilleures choses, et qui ne doit pas pourtant nous les faire méconnaître et calomnier.

Quant aux accusations plus graves dont je n’ai encore rien dit, à ces adultères scandaleux, à ces mariages si souvent rompus par des séparations sans motif, à ces désordres, à ces crimes qui troublent les familles et la société, il faut répéter ici ce qui a été dit ailleurs au sujet des peintures de Juvénal[1] ; on ne peut pas prétendre sans doute qu’elles soient entièrement fausses : ni ce poète, ni les autres moralistes n’ont inventé les faits honteux qu’ils racontent ; mais rien n’empêche de croire que, selon leur usage, ils n’aient fait de l’exception la règle. Je suis frappé de trouver chez presque tous ceux qui ont si mal parlé de leur temps des contradictions qui m’étonnent. Par quel étrange hasard arrive-t-il que ce que nous savons d’eux-mêmes et de leurs familles proteste contre leurs sévérités ? Tacite traite en général assez durement les femmes ; on voit bien que ce conservateur obstiné goûte peu les changemens qui se sont accomplis dans leur manière de vivre, et qu’il est médiocrement partisan des libertés qu’on leur accorde. Quand il dit des Germaines : a Elles vivent sous la garde de la chasteté, loin des spectacles qui corrompent les mœurs, loin des festins qui allument les passions ; hommes et femmes ignorent également l’art d’écrire de mystérieuses correspondances, » il est clair que cette admiration des mœurs lointaines couvre un blâme pour son pays. Cette intention est plus visible encore lorsqu’il ajoute : « Là, on ne rit pas des vices ; corrompre et céder à la corruption ne s’appelle pas vivre selon le siècle. » Paroles amères et vraiment dignes de Juvénal I Cependant on vivait honnêtement autour de Tacite, quoiqu’on allât quelquefois au théâtre et qu’on eût le malheur de savoir écrire. Il laisse deviner, en quelques mots voilés et touchans, l’estime qu’il avait pour sa femme ; elle au moins ne devait pas « vivre selon le siècle ! » Il célèbre avec attendrissement l’excellent ménage d’Agricola, son beau-père, et de Domitia Decidiana. « Ils vécurent, nous dit-il, dans une admirable concorde, pénétrés d’une tendresse mutuelle, et chacun donnant à l’autre la préférence sur lui-même. » Il semble que dans ce milieu honnête il aurait dû

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1870, l’étude sur Juvénal.