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reculé, un étage supérieur de la maison, retraite cachée et inaccessible ; c’était le centre même de l’habitation romaine, la salle commune où se réunissait la famille, où étaient reçus les amis et les étrangers. C’est là, près du foyer, que s’élevait l’autel des dieux lares, et autour de ce sanctuaire était réuni tout ce que la famille avait de précieux ou de sacré : le lit nuptial, les images des ancêtres, les toiles et les fuseaux de la mère de famille, le coffre où étaient serrés les registres domestiques et l’argent de la maison. C’est sous la garde de la femme qu’étaient placés tous ces trésors. Elle offrait, comme le chef de famille lui-même, les sacrifices aux dieux lares, elle présidait aux travaux intérieurs des esclaves, elle dirigeait l’éducation des enfans, qui, jusque dans l’adolescence, restaient longtemps encore soumis à sa surveillance et à son autorité. Enfin elle partageait avec le mari l’administration du patrimoine et le gouvernement de la maison… Dès que la nouvelle épouse avait mis le pied dans l’atrium de son mari, elle était associée à tous ses droits. C’est ce qu’exprimait une antique formule : au moment de franchir le seuil de sa nouvelle demeure, la mariée adressait à l’époux ces paroles sacramentelles : ubi tu Gaius, ibi ego Gaia, là où toi tu es le maître, moi, je vais être la maîtresse. La femme devenait maîtresse en effet de tout ce dont le mari était maître, et Caton l’Ancien ne faisait qu’exagérer une observation judicieuse lorsqu’il s’écriait plaisamment : Partout les hommes gouvernent les femmes, et nous, qui gouvernons tous les hommes, ce sont nos femmes qui nous gouvernent[1] ! » C’est donc une chimère de prétendre remonter dans l’histoire de Rome jusqu’à un temps où les femmes étaient entièrement esclaves dans la maison. Jamais elles n’ont été aussi opprimées qu’on le suppose. Si les vieux poètes parlent avec grand respect de la « majesté du père de famille, » ils célèbrent aussi « la sainteté du nom de la matrone. » On peut même prétendre que la manière dont les écrivains anciens expliquent cette infériorité légale dans laquelle on voulait les retenir ne leur est pas trop défavorable. Le Romain prévoyait que, dans cette lutte d’influence qu’il allait livrer avec sa femme, il serait vaincu : il se sentait d’avance le plus faible et n’avait fait ses lois rigoureuses que pour se donner des armes contre elle ; mais les historiens nous disent que tous ces secours ne lui servaient guère, et qu’elle n’avait pas de peine à regagner dans la maison tout ce qu’au dehors la législation lui faisait perdre.

Bientôt même cette victoire intérieure et domestique ne lui suffit

  1. Ces réflexions sont empruntées à l’excellente Étude sur la condition privée de la femme, par M. Paul Gide.