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ne cause pas de scandale. Dites-moi votre façon de penser là-dessus, en tâchant de vous représenter très exactement le pour et le contre. Il faut tenir compte des progrès en hypocrisie que le siècle a faits depuis quelques années. Qu’en diront vos amis? Aussi bien faut-il se faire ses histoires à soi-même, car celles qu’on vous fait ne sont guère amusantes

J’ai dîné, il y a quelques jours, avec l’innocente Isabelle. Je l’ai trouvée mieux que je ne l’aurais cru. Le mari, qui est tout petit, est un monsieur très poli et m’a fait beaucoup de complimens pas trop mal tournés. Le prince des Asturies est très gentil et a l’air intelligent... Il ressemble à *** et aux infans du temps de Velasquez. Je m’ennuie beaucoup. Il fait très chaud au Luxembourg, et toute cette affaire du sénatus-consulte n’a rien de plaisant. On va ouvrir l’établissement au public, ce qui me déplaît fort[1].

Adieu, chère amie; écrivez-moi quelque chose de gai, car je suis fort mélancolique. J’aurais bien besoin de votre gaîté et de votre présence réelle.


Cannes, 15 mai 1870.

Chère amie, j’ai été bien malade et je le suis encore. Il n’y a que quelques jours qu’on me permet de mettre le nez dehors. Je suis horriblement faible ; cependant on me fait espérer qu’à la fin de la semaine prochaine je pourrai me mettre en route. Probablement je reviendrai à petites journées, car je ne pourrais jamais supporter vingt-quatre heures de chemin de fer. Ma santé est absolument ruinée. Je ne puis encore m’habituer à cette vie de privations et de souffrances; mais, que je m’y résigne ou non, je suis condamné. Je voudrais au moins trouver quelques distractions dans le travail; mais, pour travailler, il faut une force qui me manque. J’envie beaucoup quelques-uns de mes amis, qui ont trouvé moyen de sortir de ce monde tout d’un coup, sans souffrances, et sans les ennuyeux avertissemens que je reçois tous les jours. Les tracas politiques dont vous me parlez ont troublé aussi le petit coin de terre que j’habite. J’ai vu ici pleinement combien les hommes sont ignorans et bêtes. Je suis convaincu que bien peu d’électeurs ont eu connaissance de ce qu’ils faisaient. Les rouges, qui sont ici en majorité, avaient persuadé aux imbéciles, encore bien plus nombreux, qu’il s’agissait d’un impôt nouveau à établir. Enfin le résultat a été bon[2]. « C’est bien coupé, il s’agit de coudre, » comme disait Catherine de Médicis à Henri III. Malheureusement je ne vois guère dans ce pays-ci des gens qui sachent manier l’aiguille. Comment trouvez-vous mon ami M. Thiers, qui, après l’histoire des banquets en 1848, recommence la même tactique? On dit qu’on n’attrape pas

  1. Les séances du sénat allaient devenir publiques.
  2. Le vote du plébiscite.