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bonheur domestique. Les Andalous disent quand ils sont en colère : Mataria el sol à puñaladas, si no fuese por miedo de dejar el mundo a oscuras[1] !

Depuis le 28 septembre, jour de ma naissance, une suite non interrompue de petits malheurs est venue m’assaillir. Ajoutez à cela que ma poitrine va de mal en pis et que je souffre horriblement. Je retarderai mon voyage en Angleterre jusqu’au milieu de novembre. Si vous ne voulez pas me voir à Londres, il faut y renoncer; mais je veux voir les élections. Je vous rattraperai bientôt après à Paris, où le hasard nous rapprochera, si votre volonté persiste à nous séparer. Toutes vos raisons sont pitoyables et ne valent pas la peine d’être réfutées, d’autant plus que vous savez bien vous-même qu’elles n’ont aucune importance. Vous faites la railleuse quand vous dites si agréablement que vous avez peur de moi. Vous savez que je suis laid et très capricieux d’humeur, toujours distrait, et souvent taquin et méchant lorsque je souffre. Qu’y a-t-il là qui ne soit bien rassurant? — Vous ne vous éprendrez jamais de moi, soyez tranquille. Les prédictions consolantes que vous me faites ne peuvent se réaliser. Vous n’êtes pas pythonisse. Or, en vérité, les chances de mort pour moi sont augmentées cette année. Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce qui se trouve d’écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort; mais, pour vous faire enrager, je vous laisserai par testament une suite manuscrite de la guzla qui vous a tant fait rire. Vous participez de l’ange et du démon, mais beaucoup plus du dernier. Vous m’appelez tentateur. Osez dire que ce nom ne vous convient pas beaucoup mieux qu’à moi ! N’avez-vous pas jeté un appât à moi, pauvre petit poisson; puis, maintenant que vous me tenez au bout de votre hameçon, vous me faites danser entre le ciel et l’eau jusqu’à ce qu’il vous plaise, quand vous serez lasse du jeu, de couper le fil, et alors j’en serai pour l’hameçon dans le bec, et je ne pourrai plus trouver le pêcheur. Je vous sais gré de votre franchise à m’avouer que vous avez lu la lettre que M. V... m’écrivait et dont il vous avait chargée. Je l’avais bien deviné, car, depuis Eve, toutes se ressemblent en ce point. J’aurais voulu que cette lettre fût plus intéressante; mais je suppose que, malgré ses lunettes, vous trouvez M. V... homme de goût. Je deviens méchant parce que je souffre. Je pense à la promesse que vous m’avez faite d’un schizzo, — promesse que vous m’avez faite sans que je l’eusse sollicitée, — et je me sens radouci. J’attends le schizzo avec la plus grande dévotion. — Adieu, niña de mis ojos; je vous promets de n’être jamais amoureux de vous. Je ne veux plus être amoureux, mais je voudrais avoir

  1. « Je poignarderais le soleil, si je ne craignais de plonger le monde dans les ténèbres ! »