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ment dans les idées. Erreur! mais j’écris à mesure que je pense, et, comme ma pensée va plus vite que ma plume, il en résulte que je suis obligé de supprimer toutes les transitions. Je devrais peut-être faire comme vous et biffer toute la première page; j’aime mieux l’abandonner à vos méditations et à vos papillotes. Il faut vous dire aussi que je suis très préoccupé en ce moment d’une affaire qui m’intéresse et qui, je l’avoue à ma honte, réside opiniâtrement dans une moitié de mon cerveau, tandis que l’autre est toute remplie de vous. J’aime assez le portrait que vous faites de vous-même; il ne me paraît pas trop flatté, et tout ce que je connais de vous me plaît prodigieusement..

Je vous étudie avec une vive curiosité. J’ai des théories sur les plus petites choses, sur les gants, sur les bottines, sur les boucles, etc., et j’attache beaucoup d’importance à tout cela, parce que j’ai découvert qu’il y a un rapport certain entre le caractère des femmes et le caprice (ou la liaison d’idées et le raisonnement, pour mieux dire) qui leur fait choisir telle ou telle étoffe. Ainsi, par exemple, on me doit d’avoir démontré qu’une femme qui porte des robes bleues est coquette et affecte le sentiment. La démonstration est facile, mais elle serait trop longue. Comment voulez-vous que je vous envoie une aquarelle détestable plus grande que cette lettre et qu’on ne peut rouler ni ployer? Attendez que je vous en fasse une plus petite que je pourrai vous envoyer dans une lettre.

J’ai été l’autre jour faire une promenade en bateau. Il y avait sur la rivière une grande quantité de petits canots à voiles portant toute sorte de gens. Il y en avait un fort grand dans lequel étaient plusieurs femmes (de celles qui ont mauvais ton). Tous ces canots avaient abordé, et du plus grand sort un homme d’une quarantaine d’années qui avait un tambour et qui tambourinait pour s’amuser. Tandis que j’admirais l’organisation musicale de cet animal, une femme de vingt-trois ans à peu près s’approche de lui, l’appelle monstre, lui dit qu’elle l’avait suivi depuis Paris et que, s’il ne voulait pas l’admettre dans sa société, il s’en repentirait. Tout cela se passait sur le rivage, dont notre canot était éloigné de vingt pas. L’homme au tambour tambourinait toujours pendant le discours de la femme délaissée, et lui répondait avec beaucoup de flegme qu’il ne voulait pas d’elle dans son bateau. Là-dessus elle court au canot qui était amarré le plus loin du rivage, et s’élance dans la rivière en nous éclaboussant indignement. Bien qu’elle eût éteint mon cigare, l’indignation ne m’empêcha pas, non plus que mes amis, de la retirer aussitôt, avant qu’elle en pût avaler deux verres. Le bel objet de tant de désespoir n’avait pas bougé et marmottait entre ses dents : «Pourquoi la retirer, si elle avait envie de se noyer? » Nous avons mis la femme dans un cabaret, et. comme il se faisait