Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des barrières insurmontables entre les différentes classes de la société, afin qu’on ne puisse voir combien ce qui se passe au-delà de la barrière ressemble à ce qui se passe en-deçà. Je veux vous conter une histoire d’Opéra que j’ai apprise dans cette société si perverse. Dans une maison de la rue Saint-Honoré, il y avait une pauvre femme qui ne sortait jamais d’une petite chambre sous les toits, qu’elle louait moyennant 3 francs par mois. Elle avait une fille de douze ans toujours très bien tenue, très réservée et qui ne parlait à personne. Cette petite sortait trois fois la semaine dans l’après-midi et rentrait seule à minuit. On sut qu’elle était figurante à l’Opéra. Un jour, elle descend chez le portier et demande une chandelle allumée. On la lui donne. La portière, surprise de ne pas la voir redescendre, monte à son grenier, trouve la femme morte sur son grabat, et la petite fille occupée à brûler une énorme quantité de lettres qu’elle tirait d’une fort grande malle. Elle dit : « Ma mère est morte cette nuit, et elle m’a chargée de brûler toutes ses lettres sans les lire. » Cette enfant n’a jamais su le véritable nom de sa mère; elle se trouve maintenant absolument seule au monde, et n’ayant d’autre ressource que celle de faire les vautours, les singes ou les diables à l’Opéra. Le dernier conseil de sa mère a été pour l’engager à être bien sage et à continuer à être figurante à l’Opéra. Elle est d’ailleurs fort sage, très dévote, et ne se soucie guère de raconter son histoire.

Veuillez me dire si cette petite fille n’a pas infiniment plus de mérite à mener la vie qu’elle mène, que vous n’en avez, vous qui jouissez du bonheur singulier d’un entourage irréprochable et d’une nature si raffinée qu’elle résume un peu pour moi toute une civilisation. Il faut vous dire la vérité. Je ne supporte la mauvaise société qu’à de rares intervalles et par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine. Je n’ose jamais aborder la mauvaise société en hommes. Il y a là quelque chose de trop repoussant, surtout chez nous, car en Espagne j’ai toujours eu des muletiers et des toreros pour amis. J’ai mangé plus d’une fois à la gamelle avec des gens qu’un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu’il a pour son propre œil. J’ai même bu à la même outre qu’un galérien; il faut dire aussi qu’il n’y avait que cette outre et qu’il faut boire quand on a soif. — Ne croyez pas pour cela que j’aie une prédilection pour la canaille. J’aime simplement à voir d’autres mœurs, d’autres figures, à entendre un autre langage. Les idées sont toujours les mêmes, et, si l’on fait abstraction de tout ce qui est convention ou règle, je crois qu’il y a du savoir-vivre ailleurs que dans un salon du faubourg Saint-Germain. Tout cela est de l’arabe pour vous, et je ne sais pourquoi je vous le dis.