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nelles voulaient que l’amie demeurât une inconnue, d’autres convenances exigeaient que ce recueil fût publié. Les lettres de Goethe à la baronne de Stein renfermaient aussi des pages qui eussent pu alarmer les convenances mondaines ; la famille de cette noble personne crut qu’un tel recueil appartenait à la littérature allemande. Le livre, avec ses qualités et ses défauts, a pris place parmi les plus curieux documens de toute une période de la société germanique.

Tout ce que nous savons de l’inconnue, c’est qu’elle est Anglaise, qu’elle appartient à une famille du meilleur monde, que son entourage, dans les premiers temps du moins, était sévère et méthodiste, qu’elle avait pourtant, à la manière anglaise, cette indépendance d’allures que justifie un grand respect de soi-même, et que, très spirituelle, très gracieuse, entourée d’hommages, elle vivait parfaitement libre dans une société brillante. Cette liberté se trouva encore plus à l’aise quand un de ses cousins en mourant lui laissa une belle fortune. Elle aimait beaucoup les voyages, la nature, les musées, les monumens de l’art. Mérimée, presque toujours séparé d’elle par de longues distances (et c’est ce qui nous a valu des lettres si nombreuses), parle quelquefois de lui donner des rendez-vous aux extrémités de l’Europe. Lui faire les honneurs de l’Espagne ou de l’Italie, ce serait trop peu ; il voudrait lui expliquer la Grèce. N’est-ce pas pour cela qu’elle apprend le grec ? Son goût de voyagea éveille naturellement chez elle le goût des langues étrangères. Elle parle et écrit très bien le français, elle sait l’allemand à fond, elle s’amuse à étudier l’espagnol. Conduite en divers pays par des circonstances que nous ignorons, c’est la France qu’elle préfère, c’est en France qu’elle a passé la plus grande partie de sa vie. Quand Mérimée lui adresse ses premières lettres, elle habite Londres. Quelques mois après, nous la trouvons à Paris, elle s’y installe, on la voit à l’Opéra, aux Italiens, dans les salons du faubourg Saint-Honoré ; la voilà toute Parisienne. Il y a aussi des saisons où elle réside en province. Elle a séjourné quelque temps à Poitiers. Je crois qu’elle y était encore au mois d’août 1870, aux jours sombres de l’invasion prussienne. C’est là que Mérimée, malade, presque mourant, en proie à des pressentimens sinistres, lui recommande de rester pendant les crises inévitables. « Adieu, chère amie, restez à P…, vous y êtes très bien. Ici, nous sommes encore très tranquilles ; nous attendons les Prussiens avec beaucoup de sang-froid, mais le diable n’y perdra rien. Adieu encore… » C’étaient sans doute des attachemens de famille, un frère, une sœur, des neveux et des nièces, qui retenaient en province la belle Anglaise, devenue naguère une si brillante Parisienne. Elle avait un frère en effet, et ce frère, officier dans l’armée française, avait pris part à la guerre d’Italie. Il s’était marié, il avait une famille ; bien certainement c’est lui qu’elle allait