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dans un coin où son ami lui apporte de quoi manger, et il assiste aux cérémonies et entend la litanie, que chante la mère de la fiancée, après quoi le démon le renvoie muni de trois pains. Ce qui avait surtout frappé le shikari, c’est qu’il avait reconnu sur le dos d’un convive son châle à lui, entre les mains d’un autre son fusil, aux jambes d’un troisième et d’un quatrième ses bas rayés et son caleçon de fête, pendant que d’autres encore se servaient de divers objets qui appartenaient à ses voisins. Il reprit le chemin de son village en songeant aux choses bizarres qu’il avait vues, et mangea en route deux de ses pains. On l’attendait avec anxiété ; il raconta ce qui lui était arrivé, et fit manger à son père du pain qui lui restait ; le dernier morceau fut gardé et porté au grenier, où il y avait des provisions de farine pour l’hiver. Or depuis ce temps le grenier resta toujours plein sans qu’on eût jamais besoin de renouveler les provisions ; le pain du démon était un talisman. Il faut dire encore qu’en rentrant le shikari avait retrouvé intacts les objets qu’il avait vus entre les mains des esprits, et une vieille femme de grande expérience lui dit que c’était la coutume des démons d’emprunter pour leurs noces la vaisselle et les habits des hommes, mais qu’ils les restituaient toujours scrupuleusement. — Dans une autre légende, le fameux chasseur Kiba Lori, qui ne rentre jamais bredouille, est l’amant d’une fée. L’été venu, sa maîtresse l’avertit que pendant les sept jours caniculaires (barda) elle ne doit pas le voir, et lui défend, sous peine de mort, de venir dans son domaine. Le quatrième jour, Kiba Lori n’y tient plus. Il sort, et trouve sur un plateau élevé un immense troupeau de gibier de toute sorte ; au milieu est assise la fée, occupée à traire une chèvre. L’animal l’aperçoit, et, effarouché, renverse le seau d’argent. La fée se lève, voit son indiscret amant, l’interpelle et le frappe au visage ; mais à peine l’a-t-elle fait qu’elle fond en larmes, car il est maintenant condamné à mourir. — Va-t’en, dit-elle ; cependant, pour qu’on ne dise pas que Kiba Lori soit rentré bredouille, je te permets de tirer une de mes bêtes. Kiba-Lori obéit, et rentre tristement ; le quatrième jour, il était mort.

Parmi les fables recueillies par M. Leitner, on remarque celle « du renard et de la grenade, » que maître Loyn trouve trop verte. Une autre fois Loyn est tombé dans la rivière, et on l’entend crier : « Voici le déluge ! » mais les gens qui sont sur la berge répondent en riant : « Nous ne voyons qu’un renard qui se noie. » N’est-ce pas ce qu’on serait bien souvent tenté de répondre à certains alarmistes qui tremblent pour l’avenir de l’état et de l’église aussitôt que leurs intérêts sont menacés ?



Le directeur-gérant, C. Buloz.