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généralement pratiquée, ce qui est une hypothèse gratuite, le genre de vie de Machiavel n’était pas de nature à le maintenir ferme dans la ligne adoptée. Un homme de convictions sait être pauvre ; cette force d’âme manquait à l’écrivain. Cinq ou six jours après être sorti de prison, encore endolori peut-être de la torture, il est en partie fine avec des amis qui lui sont communs, à lui et à son correspondant Vettori ; il raconte de quelle fenêtre équivoque et bien connue de l’ambassadeur on a vu passer la procession. Il faut bien le dire, cet homme de quarante-quatre ans oublie volontiers en compagnie de jeunes gens qu’il a quatre enfans et une femme. Elle s’appelait la Marietta ; on lui a fait l’honneur ou l’injure de voir en elle le modèle de cette dame Onesta de la nouvelle de Belphégor, qui, malgré ses vertus, est pour son démon de mari la plus rude des pénitences et le contraint de regretter l’enfer. « J’ai besoin de dépenser, je ne puis m’empêcher de le faire, » écrit Machiavel à son ami. A Florence, il possède la Riccia, qui n’a pas le droit d’être difficile, et pourtant il ne jouit pas de son estime entière et de sa confiance : jugez par là du sérieux de la vie de ce joyeux compagnon. Vettori, pour le décider à venir à Rome, se sert de l’appât dont il est friand : l’ambassadeur a non loin de chez lui tout ce que son compère peut désirer. Plus tard, un autre ami, Guichardin, se trouve chargé de ses commissions pour une belle personne de Faënza : il lui en fallait partout où périodiquement l’appelaient ses affaires. Que voulez-vous ? les délassemens sont nécessaires à un homme d’état ; seulement, quand il n’est pas riche, le voilà exposé à plus d’une tentation. Ne serait-ce que pour cette raison, il ne faudrait pas trop s’étonner qu’en un temps d’indulgence excessive le secrétaire de la république eût recours aux Médicis.

À ce que Machiavel nous apprend lui-même sur ce chapitre, ajoutons un trait que nous fournit Guichardin au dernier volume de ses œuvres inédites. L’auteur du Prince, vieux galant de cinquante-sept ans, j’ai peine à le dire, avait les bonnes grâces d’une certaine Barbara, cantatrice agréable pour laquelle il ajouta les intermèdes que l’on trouve dans la comédie de la Mandragore. L’historien, encore vert, plus jeune de quatorze ans, remarquez-le, se plaint de la brillante artiste qui nuit aux relations de l’amitié, et détourne le publiciste moins grave que mûr de la résidence de Finocchieto, maison de campagne de Guichardin dans le pays montueux et solitaire de l’Apennin. Il imagine une dame idéale, madonna di Finocchieto, accusant Machiavel de la mépriser parce qu’elle est simple et un peu sauvage au milieu de ses rochers, de la délaisser, quoique fidèle et vertueuse, pour courir après sa Barbara, qui n’est pas belle seulement pour lui :