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la misère, du déshonneur. À force de méditer sur ce contraste, de retourner ces idées dans son esprit inquiet et aigri, il en vint à se persuader que Phormion l’avait volé, qu’il avait gardé la meilleure part du bien de son père. Dix-huit ans donc après la mort de Pasion et dix ans après le décès de sa veuve, après la quittance régulière et définitive qu’il avait donnée à Phormion, il réclama de celui-ci, par une assignation judiciaire, la somme de 20 talens (112,000 francs) ; elle représentait, prétendait-il, avec les intérêts calculés jusqu’au jour du procès, le capital que Pasion, en quittant les affaires, aurait laissé à son successeur à titre de prêt, et dont Phormion se serait attribué la propriété.

Par la réponse de Démosthène et par un plaidoyer subséquent d’Apollodore lui-même, le discours contre Stéphanos, nous pouvons nous faire une idée des suppositions gratuites, des mensonges, des mauvaises raisons qu’Apollodore entassa pour donner à sa requête tout au moins un air de vraisemblance. Sans cette mise de fonds, soutenait-il, jamais Phormion, parti de si bas, ne serait arrivé à la richesse, tandis que lui-même, Apollodore, fils du riche Pasion, s’est ruiné au service de l’état. S’il ne peut démontrer ce qu’il avance, c’est que Phormion lui a rendu la preuve impossible en persuadant à sa femme de détruire les papiers de son premier mari, les livres de la banque. Le prétendu mariage entre sa mère et Phormion est d’ailleurs nul et de nul effet, car jamais Pasion n’aurait admis l’idée que sa veuve épousât ce misérable affranchi. Le bail, le testament, tout cela n’est autre chose que des pièces supposées ; s’il n’a pas parlé plus tôt, c’est que Phormion lui avait promis de l’indemniser ; Phormion n’ayant pas tenu ses promesses, il est contraint de s’adresser au tribunal pour obtenir justice.

Rien de moins juridique et de plus faible que toute cette argumentation ; il n’en était pas moins prudent de prendre cette attaque au sérieux et de se mettre en défense. Actif, intrigant, effronté, Apollodore ne manquait pas d’un certain talent de parole ; il avait eu parfois des succès d’audience. Quant à Phormion, il avait trop bien réussi pour ne point avoir beaucoup d’envieux ; il connaissait aussi trop bien les tribunaux pour se confier uniquement dans son bon droit. Répondre lui-même à son ennemi, il n’y pouvait songer. Après tant d’années passées dans l’Attique, il n’avait pu apprendre à en parler purement la langue. Apollodore se moque des solécismes de Phormion, et, par les premiers mots du plaidoyer de Démosthène, nous voyons qu’il exagère peut-être, mais ne ment pas. Heureusement pour Phormion, les tribunaux athéniens s’étaient par degrés laissés aller à faire fléchir la vieille règle qui voulait que les parties, et les parties seules, portassent la parole devant la cour