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maison ; l’usage s’était donc établi, dans ce groupe de commerçans, quand on se voyait sur le point d’être enlevé par la mort à sa famille et à ses affaires, de léguer sa femme au successeur que l’on s’était choisi. Le premier employé de la banque, ancien esclave de celui dont il était devenu par l’affranchissement l’égal et le collaborateur, épousait la veuve, prenait la tutelle des enfans et continuait l’œuvre commencée. La femme que lui donnait ainsi la dernière volonté du mourant était tout à la fois une auxiliaire dont l’expérience lui serait utile, une surveillante qui l’empêcherait de frustrer les enfans de leur part dans la fortune déjà gagnée et dans les bénéfices futurs.

Cette combinaison, dont les avantages avaient été plus, d’une fois éprouvés, eut, dans le cas qui nous occupe, les plus heureux effets. Pasion eut meilleure chance que son contemporain, le père de Démosthène ; ses souhaits furent réalisés, ses prévisions confirmées par l’événement. La veuve de Pasion vécut en bonne intelligence avec Phormion, elle eut de lui plusieurs enfans, et, tant qu’elle vécut, elle contint le caractère inquiet et jaloux d’Apollodore, le fils aîné du premier lit ; elle empêcha ce remuant personnage de s’insurger contre les volontés de son père et de chercher noise à Phormion. Celui-ci semble, de son côté, s’être conduit en honnête homme ; bien différent des tuteurs de Démosthène, il remplit toutes les conditions du contrat auquel il avait consenti. Il eut les soins et la tendresse d’un père pour son beau-fils et pupille, Pasiclès ; celui-ci ne se laissa jamais entraîner à épouser les rancunes de son frère Apollodore et à s’unir à lui pour humilier et dépouiller Phormion. En toute occurrence, Phormion paraît avoir porté dans ses démêlés avec Apollodore l’esprit le plus conciliant, et n’avoir jamais oublié ce qu’il devait au père de son mortel ennemi ; il alla, pour éviter une rupture ouverte, jusqu’à la dernière limite des concessions, et ce fut à son corps défendant que, dix-huit ans après la mort de Pasion, en 352, il dut se résoudre à soutenir contre le fils de son ancien patron le procès dans lequel Démosthène lui prêta le concours de sa science juridique et de son talent

Le discours de Démosthène est intitulé Exception pour Phormion ; ce titre même indique quelle est la thèse du défendeur ; celui-ci vient affirmer pour diverses raisons que la demande n’est même pas recevable. Pourtant, pas plus ici que dans les autres plaidoyers qui portent ce même titre d’Exceptions, l’orateur ne se restreint à la tâche de faire valoir les moyens légaux qui justifient sa fin de non-recevoir. Il ne veut point avoir l’air de se couvrir de ce prétexte faute d’être sûr de son droit ; ici comme dans les autres discours de la même famille, sans traiter la question