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qu’on ne le fait d’ordinaire le rôle et le pouvoir de la volonté. Si par exemple on considère non la liberté humaine, mais la liberté divine, il faut reconnaître que la philosophie de l’école fait en général une part bien faible à cette liberté dans l’acte créateur. Elle n’aurait autre chose à faire qu’à exécuter servilement un modèle tout formé, que porte éternellement en elle l’intelligence absolue. Où serait la toute-puissance dans un acte aussi inférieur ? On répète sans cesse que Dieu a fait le monde de rien, comme si c’était une grande merveille ! Qu’importe de quoi le monde est fait ? C’est l’idée du monde qui est une merveille ; ce n’est pas l’étoffe dont il se compose. Celui qui crée le marbre serait-il supérieur, à celui qui crée la statue ? C’est toujours l’erreur des matérialités, qui croient la matière plus importante que la forme.

Nous nous inscrivons donc en faux contre cette maxime des écoles, que « Dieu crée les existences, et non les essences. » Admettre avec Platon que les essences des choses créées existent éternellement, et que Dieu ne fait que produire extérieurement ce monde préconçu, cette photographie anticipée ; — lui associer, même à titre idéal, un tel monde, ou même des mondes à l’infini, avec lesquels il habite sans l’avoir voulu, c’est, comme l’objectait Spinoza à Leibniz, et Fénelon à Malebranche, c’est soumettre Dieu à un fatum. C’est là une sorte de panthéisme idéal qui subordonne Dieu au monde, puisque l’image du monde est nécessaire à son existence.

Sans doute la vérité ne peut pas être l’objet d’un acte libre de Dieu, ni d’aucune puissance au monde. Sans doute, étant donné un triangle, il est nécessaire, de toute nécessité, que ses trois angles soient égaux à deux angles droits ; mais est-il nécessaire qu’un triangle soit donné ? Voilà la question. Un triangle est la synthèse de trois lignes distribuées d’une certaine manière ; or cette synthèse est-elle nécessaire, éternelle, absolue, existant par elle-même ? Ne faut-il pas une activité préalable, une puissance productrice, pour rapprocher ces trois lignes de manière qu’elles se coupent entre elles ? Nous distinguons parmi les artistes humains ceux qui copient et ceux qui créent. L’activité divine ne saurait-elle que copier sans créer ? Créer, c’est inventer ; l’invention est acte de volonté et de puissance, et non pas seulement d’intelligence. Le modèle divin lui-même, le paradigme de Platon, ce qu’il appelle αὐτόζωον (autozôon), l’animal en soi, est donc lui-même l’œuvre de la volonté divine. Il est, si l’on veut, engendré, mais non créé. C’est le premier-né de Dieu, πρωτοτόϰος, πρωτογενὴς (prôtotokos, prôtogenês). Et c’est peut-être là ce que signifie le mystère profond de la théologie chrétienne, à savoir que le Père engendre le Fils.

Cependant, si loin que l’on pousse l’activité créatrice et la