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profondeurs de son essence, ne contenait quelque chose qui répondît à cette loi d’unité. En un mot, nous accordons que le monde où nous vivons peut bien être un monde phénoménal, dont le fond essentiel nous est inconnu ; mais nous sentons en même temps que ce monde se rattache à ce fond essentiel d’une manière rigoureuse, tout comme le ciel phénoménal ou apparent qui tombe sous les sens est rigoureusement le symbole du ciel astronomique que la science conçoit et démontre, et dont il est cependant si différent. Ainsi se concilient pour nous le subjectivisme et l’objectivisme. Plus nous approfondissons l’ordre des choses, plus nous approchons de la réalité essentielle sans y atteindre jamais.

Mais pourquoi, dira-t-on, cette cause inconnue de nos sensations que nous appelons l’objet ne serait-elle pas le moi lui-même, l’esprit lui-même, le sujet pensant ? Pourquoi la faculté productrice de l’univers ne serait-elle pas l’imagination ? On passe ainsi de l’hypothèse de Kant à celle de Fichte, et, quoique M. Lachelier ne s’explique pas nettement sur ce point, il y a lieu de croire qu’il se rattache plutôt à cette seconde hypothèse qu’à la première. Pour nous, nous ne voyons ici qu’une question de mots, et non pas une nouvelle lumière sur les choses. Si le moi pose l’univers ou le crée, c’est évidemment sans en avoir conscience, car nul de nous n’a jamais eu conscience d’être le créateur de l’univers. Or un moi dont je n’ai pas conscience, c’est ce que j’appelle un non-moi. Tout ce qui sort du domaine de la conscience sort du domaine du sujet, et, rigoureusement parlant, doit s’appeler un objet. Ce que la philosophie appelle l’être en opposition à la pensée, c’est précisément ce quelque chose d’inconscient, sinon pour soi, du moins pour nous, qui est la cause de l’ordre et de l’existence de l’univers. Quelle que soit l’identité essentielle et objective qui puisse exister entre le sujet et l’objet, entre l’infini et le fini, l’opposition subsiste toujours, à moins de confondre toutes les idées par un langage arbitraire.

Il faudrait d’ailleurs distinguer bien des degrés dans l’idéalisme et s’entendre sur ce qu’on appellera l’intelligence, la pensée. S’agit-il de la pensée humaine ou de la pensée absolue, de la pensée en soi ? Pour Kant, c’est évidemment du premier sens qu’il est question. Pour Fichte, le moi n’a d’abord été que le moi humain ; puis, dans sa seconde philosophie, il est devenu le moi divin, le moi absolu. Enfin pour Schelling et pour Hegel, c’est bien la pensée absolue, l’idée absolue, qui est le fond de la réalité. Dans un tel système, il est évident que l’esprit humain, en tant qu’il est limité et circonscrit par la conscience, a parfaitement le droit de s’opposer l’univers comme un non-moi, comme un objet, l’idée ou l’absolu étant précisément ce fondement objectif que nous supposions tout à l’heure