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l’auteur, avec un peu plus de complaisance pour son lecteur, aurait pu notablement soulager.

Cette méthode laborieuse a sa source dans un esprit naturellement chercheur et profond, que rien de banal ne peut contenter, et qui creuse à une si grande profondeur qu’on se demande avec inquiétude s’il y a bien quelque terrain solide sous ses pas. On est entraîné avec lui de couche en couche sans savoir s’il y en a une derrière. Lorsqu’on croit être en possession de la vérité, il se trouve que ce n’est qu’une apparence, et qu’au-dessous de cette apparence il y a une vérité plus vraie qui cependant n’est encore elle-même qu’une apparence, de sorte que lors même qu’il semble s’arrêter et nous dire : « Nous y voilà nous y sommes, » on se défie, et l’on se dit involontairement qu’il ne tiendrait encore qu’à ce malicieux enchanteur de faire évanouir cette forme de vérité comme les précédentes, et de nous abandonner dans une nuit sans fond. Ainsi, quoique l’auteur dans ce travail cherche surtout à découvrir pour la science une base solide et inébranlable, il se trouve précisément que l’impression qu’il produit et qu’il laisse serait plutôt celle d’un scepticisme transcendant, avec le mysticisme en perspective et comme dernier mot. Et cependant le charme d’une pensée active et vivante est quelque chose de si puissant qu’on aimé encore mieux le hasard de « cette course infinie » à travers les choses, comme dit Platon, que la sécurité apparente d’un dogmatisme routinier.

Quant à la doctrine de M. Lachelier, elle paraît aussi s’éloigner notablement de celle de ses premiers maîtres. Il a en effet dépassé depuis longtemps le dynamisme péripatéticien, avec nuance alexandrine, qui paraît être la doctrine de M. Ravaisson. Ce dynamisme, même élargi, est encore une de ces apparences qui doivent trouver leur vérité au-delà dans l’idéalisme kantien. Si l’on peut résumer la philosophie de M. Ravaisson dans ces mots : « tout est esprit, » celle de M. Lachelier se résumera ainsi : « tout est pensée, » à moins pour ce qui est l’objet de la science humaine, — car peut-être y a-t-il un au-delà qui n’est ni pensée, ni objet de la pensée. Ce domaine mis à part, l’hypothèse adoptée par M. Lachelier est celle qui expliquera possibilité de la science humaine, non par les lois objectives de la nature, en tant qu’elles sont susceptibles d’être connues, mais par les lois subjectives de notre pensée, en tant qu’elle est capable de connaître. On sait en effet que l’originalité suprême de Kant a été de transporter du dehors au dedans les conditions de l’existence, et, au lieu de subordonner la pensée aux objets, d’avoir subordonné les objets à la pensée. En un mot, suivant l’idéalisme, je ne pense pas la nature parce qu’elle existe, mais elle existe parce que je la pense.