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stupeur ce que signifiait ce silence. Le comte de Brandenbourg, avant de devenir ministre, était général de cavalerie ; politique prudent et circonspect, il avait le cœur d’un soldat. Dans ces heures d’angoisse, il put se demander avec désespoir s’il n’avait pas déshonoré son nom et perdu son pays. N’avait-il pas offert la paix à des hommes qui certainement, on ne pouvait plus en douter, voulaient la guerre à tout prix contre la Prusse ? N’avait-il pas refusé la mobilisation de l’armée et de la landwehr au général de Radowitz ? Le malheureux ministre fut pris de la fièvre chaude ; dans son délire, il s’écriait : « Mon casqué, mon épée ! Qu’on selle mon cheval ! Il est trop tard, trop tard. Les voilà déjà dans Breslau ! O mon beau corps d’armée ! » Ce furent ses derniers mots ; la fièvre l’emporta[1].

Cette mort fit une grande impression dans Berlin. Le prince de Prusse, qui voulait la guerre, profita de l’émotion publique pour dominer les irrésolutions du roi. Le jour où le ministre tombait en soldat, tué par son remords et sa douleur comme par un coup de feu, Frédéric-Guillaume IV se décidait aux mesures extrêmes. Le décret refusé à M. de Radowitz était imposé à M. de Manteuffel ; le roi convoquait le ban et l’arrière-ban de la nation. Il est vrai que M. de Manteuffel, poursuivant toujours la paix à tout prix, s’empressait le soir même de donner à M. de Prokesch, ambassadeur d’Autriche à Berlin, une explication très rassurante de ces mesures. Le gouvernement prussien, disait-il, avait voulu apaiser l’opinion publique ; au fond, il s’en tenait toujours aux offres contenues dans la note du 3 novembre. Était-ce duplicité ? était-ce désarroi ? La vérité est que d’un jour à l’autre les ordres se contredisent et la situation change de face. Le 7 novembre, le général de Grœben, informé de l’ordre royal qui mobilise l’armée et la landwehr, reçoit en même temps des instructions nouvelles ; le ministre de la guerre, M. de Stockhausen, lui prescrit de ne pas poursuivre son mouvement de retraite et de régler librement sa marche d’après les considérations militaires. Le lendemain, 8 novembre, nouveau contre-ordre ; il faut évacuer Fulda et se borner à occuper les routes d’étapes. C’est le moyen que M. de Manteuffel a imaginé pour satisfaire le gouvernement autrichien sans trop irriter l’opinion publique en Prusse. L’Autriche voulait obliger la Prusse à évacuer la Hesse, les puissances désignées par la diète pour l’exécution fédérale ayant seules mission d’agir en ce pays. M. de Manteuffel s’arrange pour ne pas évacuer la Hesse, afin de ne pas exaspérer le sentiment national d’un bout de la Prusse à l’autre ; il se garde bien pourtant de gêner

  1. J’emprunte ces curieux détails à un écrit publié à Berlin en 1851 sous ce titre : Quatre mois de politique étrangère (Vier Monate auswärliger Politik). L’auteur, qui ne se nomme pas, attaque M. de Manteuffel avec une extrême vivacité. Cet ouvrage fit grand bruit quand il parut ; on en fit quatre éditions en quelques semaines.