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du monde, d’étudier les hommes et les affaires. S’il était attaché d’instinct et par esprit de race à toutes les doctrines de la vieille aristocratie, il s’efforçait de plier son esprit aux nécessités du temps où il vivait. Il avait ses principes généraux, il n’avait pas de parti-pris. Ce n’est point par entêtement absolutiste qu’il conservait, au milieu de ses concessions libérales, une foi si entière dans le principe d’autorité ; à force d’observer le mouvement des choses humaines sur les différens points du globe, il s’était formé cette conviction que, plus il y a de libertés légitimes dans un pays, plus il faut que l’autorité soit forte. Le gouvernement à ses yeux devait être avant tout le rempart des libertés publiques ; à mesure que ces libertés s’accroissaient, il était nécessaire de consolider le rempart et de l’armer de toutes pièces. Il disait que le premier devoir des états est de concentrer les forces que la révolution est toujours occupée à disjoindre. Il reprochait au prince de Metternich de laisser flotter les rênes, et il se promettait bien de serrer les freins de l’équipage, si la fortune le plaçait un jour au timon. Il ne mêlait pas, comme Frédéric-Guillaume IV et ses amis, les élévations religieuses aux combinaisons politiques ; ses ennemis ont pu demander après sa mort s’il avait été chrétien. Beaucoup de personnes, même parmi celles qui le connaissaient le mieux, le considéraient comme un sceptique, et il a fallu que son biographe, M. Franz Berger, le justifiât de ce reproche[1]. Son scepticisme, au dire du panégyriste, était simplement une apparence qui tenait à sa hauteur d’âme ; il dissimulait ses croyances, non par fausse honte, mais par orgueil. C’était sa manière de dire que sa conscience gardait ses secrets, réservés à Dieu seul, et qu’il n’avait pas à en rendre compte aux hommes. Imaginez une sorte de respect humain pris à rebours, vous aurez la clé de cette étrange nature. M. Franz Berger le dit expressément : il enveloppait sa vie intérieure de voiles si épais qu’en cherchant à voir au fond de cette âme on n’y trouvait que la nuit. Nous donnons cette explication pour ce qu’elle vaut ; il en résulte du moins que la hauteur était le trait principal de ce caractère. Avec cela, brillant, dissipé, mais dissipé méthodiquement et poursuivant les succès mondains pour satisfaire son besoin de commander, il se donnait par esprit de domination les allures d’un voluptueux, comme il prenait par hauteur d’âme les apparences d’un sceptique. Il était passionné pour l’étude, pour la lecture, et bien des fois, dans les dernières années de sa vie, au milieu du tumulte des affaires, il lui est arrivé de s’écrier : Ah ! si j’avais eu le loisir de devenir un savant ! On peut affirmer qu’il n’eût pas été un savant contemplatif.

  1. Voyez Félix Fürst zu Schwarzenberg, K. K. Minister-präsident. Ein biographisches Denkmal, von Adolphe Franz Berger, 1 vol. in-8o. Leipzig 1853, p. 195-197.