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quelqu’un pendant la moitié de l’année, et le reste du temps à tout le monde. C’est une crise grave pour les institutions que de survivre aux mœurs qui les rendaient acceptables. Quand une aristocratie a perdu ses privilèges, elle renonce aux charges onéreuses qui en étaient la rançon ; elle emprunte à la bourgeoisie sa façon de posséder et de compter, et il est de l’essence de la bourgeoisie d’être à cheval sur son droit, de fermer sa porte aux passans et son oreille aux requêtes, d’enclore son héritage, d’exercer dans toute son étendue ce jus utendi et abutendi qui constitue la propriété légale. Peu à peu les grands domaines, administrés par des intendans qui ne se piquent pas de mœurs patriarcales, ont abjuré leurs principes d’antique hospitalité. Le paysan andalou n’entend pas à ces changemens qui le chagrinent. Il considère comme des droits héréditaires les tolérances dont il jouissait, et au lendemain de chaque révolution, dès que les rênes du gouvernement se relâchent, il réclame à main armée les franchises possédées par ses aïeux. Toute clôture produit sur ses yeux le même effet que la cape rouge sur le taureau ; il y voit un défi, une insulte. La colère le prend, il saisit sa hache, abat la barrière ou le mur qui le gêne, non par attachement aux doctrines de Cabet, qu’il ignore, mais en souvenir du bon vieux temps, car il a le fanatisme de la mémoire. « L’idée socialiste, disait au congrès M. Silvela le 10 mai 1870, est chez nous un héritage de l’ancien régime qui lui avait donné ses lettres de naturalisation. Dans la plupart de nos villages, la révolution est considérée comme un retour légal à des habitudes communistes qui sont restées dans notre sang ; elle signifie l’accès libre dans la propriété municipale et quelquefois dans la propriété particulière, le renversement des clôtures, la jouissance commune de la jachère et même de la moisson. Cette façon d’entendre la liberté n’est pas née des prédications modernes, ni des promesses des démagogues, ni de l’abus de la presse, elle procède de souvenirs et de traditions que rien ne peut effacer. Aussi est-elle moins répandue dans les grandes villes que dans les campagnes et dans les coins perdus de notre territoire. »

Ce socialisme campagnard causait beaucoup de chagrin aux propriétaires lésés dans leurs droits et dans leurs murs ; mais, malgré les rapports ampoulés et pathétiques des journaux qui annonçaient de prochaines jacqueries, le gouvernement savait à quoi s’en tenir. Pouvait-il ignorer que toutes les révolutions espagnoles ont été accompagnées de bris de barrières, de dégâts dans les forêts, que, le pouvoir se raffermissant et le calme rentrant dans les esprits, les clôtures se relèvent, et que tout se termine par un arrangement pacifique jusqu’à ce qu’une nouvelle crise remette en ébullition ces têtes de paysans, qui voudraient conserver de l’ancien régime ce qui