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complète tolérance religieuse. Étrange pays où la liberté manque moins aux cultes que les cultes ne manquent à la liberté, et qui ne laisse pas de tenir énergiquement à cette liberté inscrite dans la loi, parce qu’elle avertit le prêtre que l’état ne lui appartient plus. Toutes les fois que le clergé se pourvoit en cassation contre cet équitable partage et paraît méditer quelque usurpation, ce peuple, qui n’a pas coutume de lui marchander son respect, éprouve de redoutables frémissemens de colère. Toutes les fois qu’une victoire carliste menace de détruire la civilisation et de rendre l’Espagne à son antique servitude, on voit dans le centre comme dans le midi de la Péninsule des églises envahies ou fermées, des autels profanés, des couvens pris d’assaut et livrés au pillage, des curés et des moines maltraités ou massacrés.

Le carlisme aurait été depuis longtemps réduit à l’impuissance par l’opposition qu’il soulève dans toutes les classes de la société espagnole, si une circonstance particulière n’eût associé à sa cause des intérêts et des passions qu’il a pris sous sa clientèle. Il y a dans le nord-est de l’Espagne des provinces qui ne sont espagnoles que de nom, et qui jouissent d’une véritable autonomie dont elles sont fières et jalouses. Ne fournissant à l’état ni soldats ni argent, elles règlent elles-mêmes l’emploi de leurs impôts, l’équipement de leurs milices, tout le détail de leur administration intérieure. Honnêtes, loyaux, durs à la peine, entretenant à leur guise leurs chemins et leurs routes, qui ne laissent rien à désirer, défrichant jusqu’aux pentes les moins accessibles de leurs montagnes, plus industrieux que la plupart des Espagnols, les Basques du Guipuzcoa, de l’Alava et de la Biscaye sont depuis des siècles en possession de se gouverner eux-mêmes, et ils constituent une véritable république de montagnards, assez analogue aux cantons primitifs de la Suisse. Qui n’a entendu parler de ce fameux chêne de Guernica, toujours subsistant, à l’ombre duquel ils tenaient leurs assemblées patriarcales ou calzarras, et qui inspira jadis à l’auteur du Contrat social ce mot mémorable et souvent cité : « quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l’état sous un chêne et se conduire toujours sagement, peut-on s’empêcher de mépriser les raffinemens des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d’art et de mystère ? »

Ainsi que tous les peuples vraiment républicains, les Basques envisagent leur liberté comme une prérogative ou comme un accident heureux ; ils se soucient fort peu d’en faire part à leurs voisins, ils n’ont jamais cherché à faire la propagande de leur bonheur. Leur langue, qui n’a rien de commun avec l’espagnol, établit une barrière entre eux et le reste de la Péninsule, et les réduit à une sorte