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Au mois de mai dernier, dans un moment d’effervescence révolutionnaire, nous avons vu à Madrid un bataillon de volontaires de la liberté accompagner respectueusement une procession religieuse. Ces fiers jacobins tenaient d’une main leur fusil, de l’autre leur casquette rouge ; le saint-sacrement paraissait étonné de cette étrange escorte d’honneur. Quelques jours auparavant, à Valladolid, il s’était passé un incident non moins bizarre, dont aucun Espagnol ne s’étonna. C’est l’usage pendant les fêtes de la semaine sainte de porter en grande pompe dans les rues des statues en bois, de taille colossale et du plus beau travail, étincelantes de joyaux et de pierreries. Le chapitre de la cathédrale, se défiant des dispositions du club révolutionnaire de l’endroit, entra en pourparlers avec lui pour obtenir l’autorisation de promener sur les places, comme les autres années, un christ monumental qui ne voit le jour que dans les grandes circonstances. La révolution répondit qu’elle ne demandait pas mieux que de prendre part à la fête, pourvu que le christ fût accompagné d’une certaine statue de saint qui orne une des chapelles de la cathédrale, et dont la coiffure se trouve ressembler beaucoup à un bonnet phrygien. On conféra et disputa longtemps sans réussir à s’accorder. Le clergé était inflexible sur l’article du bonnet, les intransigens répliquaient : Point de saint, point de christ. En définitive, le christ, le saint et le bonnet, tout le monde dut garder le logis ; Valladolid en pleura. Il semble pourtant qu’il eût été facile de s’entendre ; dans quel autre pays du monde trouverait-on des intransigens d’aussi bonne composition et si disposés à transiger ?

Les Espagnols offrent aujourd’hui cette singularité d’être demeurés très catholiques en devenant le moins clérical des peuples. Ils consentent à faire sa part à l’église dans le gouvernement de leur vie, à la condition qu’elle renonce à gouverner l’état. Ils la respectent, mais ils exigent qu’elle respecte leur liberté. Ils écoutent ses conseils, mais ils ne lui reconnaissent pas le droit de leur dicter des ordres, et ils n’admettent à aucun prix que la loi et le gendarme soient à son service. La question religieuse a joué un rôle capital dans les diverses phases de leur émancipation politique. Aucune réforme constitutionnelle ou administrative n’a été aussi populaire en Espagne que l’abolition des dîmes, le désamortissement des biens ecclésiastiques, la suppression des couvens, la sécularisation de l’école. Si la reine Isabelle est tombée, c’est moins pour certaines mesures arbitraires et violentes, qui indignaient la conscience publique, que pour les gages que son inexcusable repentir donnait au clergé, — et la première chose qu’ont faite les auteurs de la révolution de septembre fut de promettre à la nation la