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Bien loin que l’Espagnol soit superstitieux et fanatique par tempérament, comme l’a soutenu l’auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre, il s’est montré au moyen âge le plus libéral de tous les peuples, et il eut la gloire de donner les premiers exemples de tolérance religieuse aussi bien que de liberté constitutionnelle. La Péninsule était partagée en une foule de petits états chrétiens ou maures, qui entretenaient entre eux d’actives relations et souvent contractaient des alliances. Tel prince catholique avait des vassaux musulmans, que lui-même armait chevaliers ; on le voyait attirer à sa cour des médecins, des philosophes, des poètes, des artistes infidèles, qu’il s’attachait par ses bienfaits. On s’empruntait réciproquement des usages et des idées. En règle générale, les rois maures autorisaient leurs sujets de toutes croyances à pratiquer librement leur culte, et dans les territoires reconquis par la croix les sectateurs du Coran conservaient souvent leurs mosquées. On voit à Tolède de nombreux monumens d’architecture arabe postérieurs à la conquête chrétienne ; construits avec de l’argent catholique, ils sont l’ouvrage d’architectes mahométans demeurés dans le pays, qui ne scandalisaient personne en décorant quelquefois des plafonds et des lambris d’inscriptions tirées de leur livre sacré[1]. Les Juifs, qui ont donné à l’Espagne tant de penseurs et de savans, étaient traités sur le même pied de bienveillante tolérance. Un chroniqueur rapporte que des croisés francs et allemands, étant arrivés dans l’antique capitale des rois goths, s’avisèrent d’y massacrer des Juifs, et que les chevaliers tolédans s’armèrent pour défendre les victimes contre ces épées et ces préjugés barbares. Assurément, dans des siècles où l’on prisait par-dessus tout l’ouvrage batailleur, les rapports pacifiques qu’entretenaient ces petits états étaient troublés par de fréquentes guerres ; mais la passion religieuse n’y jouait aucun rôle. « Dans les territoires émancipés par la croix, a dit un écrivain espagnol, comme dans les terres assujetties par le Coran, chrétiens, juifs, musulmans, vivaient réunis, pratiquant chacun leur culte, et le jour où deux armées en venaient aux mains, l’une et l’autre renfermaient des soldats de trois religions[2]. » La guerre espagnole de huit siècles n’a pas été une croisade, comme on affecte de le croire ; ce fut une guerre civile séculaire, pareille à celles qui ont déchiré la confédération grecque ou les communes italiennes.

  1. On trouve à ce sujet d’intéressantes remarques dans la traduction annotée qu’a donnée M. Valera de l’Histoire de la poésie et de l’art chez les Arabes d’Espagne, par Schack. Voyez t. III, p. 157 et suivantes.
  2. Aureliano Fernandez-Guerra, discours prononcé devant l’Académie espagnole le 13 avril 1873.