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au-delà du sépulcre et nous raconte en quel sentiment elle se transforme.

Depuis Werther, la maladie du siècle a fait un pas ; dans Adolphe, elle atteint la femme. La Charlotte de Werther a contre elle sa froideur, son inertie, son insignifiance, mais c’est une nature saine et vouée au devoir ; Ellénore est une héroïne, un type neuf ; avec elle, la femme de Balzac et de George Sand entre dans le monde. Simples émotions du cœur, qu’êtes-vous devenues ! Passez, Desdemona, Ophélie et Juliette, et Clarisse ! passez, Manon et Julie, Claire, Marguerite et Virginie, conceptions adorables d’un art que la question sociale n’absorbe pas encore tout entier. Alors l’amour réglait les choses en bon ordre, deux êtres créés pour s’aimer se rencontraient juste à l’heure convenable ; Roméo et Juliette au bal chez le vieux Capulet, Manon et des Grieux dans une rue, nulle disproportion de physique ni d’âge, elle seulement plus jeune de deux ans. Il lui suffit de la voir pour l’aimer ; Elle, dès le premier regard, cède au charme, et ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre, c’est de l’amour, rien que de l’amour, — la passion pure et simple, la nature sans alliage, sinon sans phrase ! Ils vivent d’instinct, ignorent ce qu’ils font, ils s’aiment ; reprochez-leur d’être sans moralité, mais non pas d’être sans vertus, car pour être moral il faut être conscient, et c’est la nature qui nous rend bons. A vouloir scruter, analyser, décomposer, la critique ici perdrait son temps ; mais quelle poésie ! et comme ces histoires divines, quand nous les promenons avec nous par les bois, savent profiter des harmonies d’une belle journée ! Il semble que le murmure des feuilles, le chant des oiseaux, l’air chargé de frémissemens balsamiques, soient l’accompagnement indispensable de l’émotion qui nous déborde ; ajoutons aussi de la pitié, car rien ne dispose à l’indulgence, au pardon, comme un gai soleil de printemps, et, si coupables qu’ils soient devant la morale, les chers enfans s’en vont amnistiés : « Je te pardonne au nom de la nature ! » C’est que ces amans dont je parle sont des êtres naïfs, mille fois heureux de s’aimer, de se le dire aux feux du jour comme à la clarté des étoiles, et n’ayant souci des heures qui s’écoulent et que les épilogueurs du moment appelleront du temps perdu, — car une race de jeunes gens nous est née dont la grande affaire est de s’embarquer à vingt ans sur les galères de l’ambition et de laisser l’amour aux vieillards.

Étrange période pourtant que celle où les héros de roman, dans leur impuissance finale, s’écrient : « Si je pouvais aimer ! » tandis que tel auteur d’un livre écrit pour célébrer la religion se dit : « Si je pouvais croire ! » Ellénore, au moment de sa rencontre avec Adolphe, n’est déjà plus jeune ; elle a goûté l’amour et ses délices, elle en a épuisé aussi toutes les amertumes, et, dans cette âme