Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce qui prouverait néanmoins que sous ses airs de badinage Voltaire avait au moins le sentiment des mille scélératesses dont se peut rendre coupable cet aimable Éros, lequel, n’obéissant partout qu’à sa propre force d’impulsion, se soucie assez peu des souffrances de l’individu. Prenons un exemple dans la plus grande œuvre poétique de notre temps. Faust et Marguerite s’aiment du plus bel amour, qu’en résulte-t-il ? Faust commence par séduire Marguerite, puis la plante là et cette petite affaire de galanterie coûte à Marguerite la vie de sa mère, de son frère, de son enfant, plus sa propre vie à elle : on le voit, c’est pour rien ! Goethe, en accentuant le trait d’une façon tragique, ne ment point à la vérité du personnage, c’est toujours ni plus ni moins le gentil Cupidon, le doux bambin que les Grecs enguirlandent sur son lit de roses. Pour Jean-Jacques, l’Amour est aussi le dieu de la passion, formidable et doux, fatal et charmant, le dieu d’un sentiment synthétique. Avec Adolphe, nous entrons dans les sentiers étroits de l’analyse. Il s’agit maintenant de faire un peu de botanique. La fleur qu’a respirée Werther pour s’enivrer de son parfum et pour en mourir, nous allons curieusement, froidement, la disséquer et la soumettre au microscope. Psychologie, que me veux-tu ? L’enthousiasme, effrayé de se voir aux prises avec cette science d’un monde nouveau, s’écrie comme le Chaperon-Rouge : « Grand’mère, comme vous avez de grands bras ! » et la psychologie, comme le loup du conte bleu, lui répond : « C’est pour mieux t’étouffer ! »

L’amour a cessé d’être cette force surnaturelle et divine qu’adoraient les Prévost, les Jean-Jacques, les Diderot. Ce corps simple, nous le connaissons désormais, nous savons de quels élémens divers il se compose et comment il se désagrège : tant de grains de sacrifice, d’estime, d’admiration, de dévoûment, d’attrait physique, tant de grammes de vanité, d’ambition, d’illusion, d’imagination, tant de gouttes de haine, de satiété, de froid bon sens. Et la durée, dont nous ne parlions pas, et qui, grâce aux si nombreux ingrédiens fusionnés dans la mixture, nous menace de n’avoir plus de fin ! Roméo rencontre Juliette, et soudain les deux amans s’élancent l’un vers l’autre, puis après quelques journées de bonheur et quelques nuits d’ivresses la même tombe les reçoit, et pour l’éternité les voilà qui dorment côte à côte. C’est ce que j’appelle l’hymne de l’amour simple dans sa plus radieuse expression. La question de temps, de fidélité ultérieure, n’est point même enjeu. Les deux êtres sont condamnés d’avance, car d’un pareil bonheur on ne vit pas, on en meurt, et c’est là son plus beau triomphe. Le roman moderne passe outre aux illusions de la première heure, le poète y devient une sorte de biographe de la passion ; il nous la montre dans sa naissance, dans sa gloire, dans son déclin et jusque dans sa mort ; que dis-je ? il la poursuit