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la justice, de l’individu dans l’inspiration et dans l’art : idéal, sans doute, si ce n’est pas une chimère !

Le progrès social expire là où commencent les plus hautes manifestations de la personne humaine, les élans de l’héroïsme, les inspirations fécondes, le génie, l’art. Voilà qui semble acquis à une théorie expérimentale, ne se payant pas d’illusions ou de mots ; mais cette question en amène une autre : dans cette sphère, où la loi du progrès opère régulièrement, où chacun de ses effets peut être constaté, son action est-elle indéfinie ? Le perfectionnement de l’espèce humaine est-il illimité dans ses facultés susceptibles de progrès ?

Il semble bien qu’il n’y ait pas de terme assignable pour l’application des forces mentales aux forces physiques et l’accroissement régulier des sciences positives, sauf le terme qu’y peuvent mettre les catastrophes invraisemblables de l’histoire future ou les cataclysmes possibles du globe que nous habitons ; l’expérience du passé justifie les plus hardies espérances pour l’avenir. En réalité, nous ne sommes qu’au seuil de la civilisation industrielle. Loin de montrer par quelque symptôme qu’elle est arrivée à sa fin, la tendance au progrès semble depuis un demi-siècle s’être révélée par un redoublement d’audace et une accélération de vitesse[1]. Nous sommes loin d’avoir épuisé soit les facultés scientifiques de l’homme, soit les facultés dynamiques de la nature. La grande pensée de Newton reste toujours vraie : « nous n’avons été jusqu’ici que comme des enfans jouant sur le rivage de la mer et ramassant çà et là un caillou plus lisse ou un coquillage plus joli que les autres, tandis que le grand océan de la vérité s’étend mystérieux devant nous. » Le domaine des forces physiques qui agissent ou qui dorment au sein de la nature est un autre océan qui n’est pas même mesuré pour nous. C’est l’œuvre et la tâche du savant de le conquérir et de le dompter. — On a calculé qu’en l’année 1860 toutes les machines travaillant dans la Grande-Bretagne au profit de l’industrie représentaient une somme d’activité égale à celle de 1 milliard 200 millions d’hommes valides. C’est beaucoup plus que la force collective de l’humanité tout entière. Que sera-ce quand toutes les nations civilisées travailleront dans les mêmes proportions, que sera-ce surtout quand ces proportions de travail seront changées par la découverte de nouveaux agens ou la multiplication des forces déjà connues ? Sommes-nous même assez avancés aujourd’hui pour nous faire une idée de ce que sera la surface de la terre quand l’homme l’aura pour ainsi dire recréée à son gré, quand il aura, comme on l’a dit,

  1. Lubbock, l’Homme avant l’histoire, p. 504.