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force à choisir entre ses pensées. Dans les langues encore nouvelles, il est contraint de faire ce choix par le retardement que lui impose la nécessité de chercher dans son esprit pour trouver les mots dont il a besoin. « On enrichit les langues en les fouillant. Il faut les traiter comme les champs : pour les rendre fécondes, quand elles ne sont plus nouvelles, il faut les remuer à de grandes profondeurs. »

En tout art, il pourrait bien en être de même. Il y a un premier perfectionnement dans les instrumens et les procédés que l’on doit obtenir pour affranchir l’inspiration ; il y en a dans les méthodes qui s’enseignent : il ne faut pas aller au-delà sous peine de supprimer l’effort qui excite l’inspiration et la soutient. Parmi ces données nécessaires de l’art, on ne saurait omettre les données historiques de la race, du milieu, et surtout celles de l’école, mais comme conditions, non comme principes. Il est trop clair qu’il faut faire la part, dans le développement extraordinaire et l’éclosion de l’art à certaines époques, comme de la peinture en Italie au XVe siècle, à une certaine préparation générale, à l’aptitude d’un peuple ou au moins d’une élite, enfin à une certaine élaboration de l’idéal dans les écoles. Un Raphaël ne peut paraître tout d’un coup comme un phénomène de génération spontanée au milieu de la barbarie : un Michel-Ange est invraisemblable chez les Lapons ; mais, ces conditions étant posées, qui expliquera pourquoi de longs siècles de haute culture intellectuelle sont stériles, quand d’autres périodes semblent avoir la magnifique prérogative de produire des chefs-d’œuvre ? Dans le même milieu, dans la même race, dans la même école, il n’y a pas production continue d’œuvres d’art. L’inspiration procède par jets spontanés : elle s’épuise bientôt là où elle a brillé de tout son éclat, et se déplace sans cesse. La marche de l’art est une ligne montante et descendante perpétuellement brisée. Les géomètres de l’histoire qui ont voulu soumettre au compas ces capricieuses évolutions n’ont abouti qu’à des résultats de fantaisie.

La loi du progrès n’atteint, on le voit, que les données matérielles et scientifiques, les instrumens et les méthodes, cette partie extérieure de l’art qui peut s’enseigner et se transmettre ; elle laisse en dehors l’art lui-même dans sa pure et libre essence, dans ses conditions intérieures, qui sont la sincérité de l’émotion et l’invention. Or il n’y a ni recette empirique ni formule savante qui contienne ce grand secret, qui puisse l’expliquer et le transmettre à d’autres. Dans la sphère de l’art, passé un certain degré nécessaire, plus de science ne fera pas plus d’invention, plus de lumière ne fera pas plus de génie. Le moindre élève du Conservatoire sait mieux orchestrer