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de la raison générale sous l’influence des sentimens moraux de plus en plus épurés et délicats, celui de la dignité humaine, de la liberté responsable, du droit des faibles devant la force ? Il s’est formé parmi les peuples civilisés, à travers et en dépit d’étranges retours à la férocité primitive, un accord de jour en jour plus étendu sur les principales questions d’équité et d’humanité. Théoriquement au moins, les nations les plus civilisées s’entendent et se comprennent sur ces questions. Qu’est-ce donc que tout cela sinon la conscience humaine en progrès ? C’est elle qui s’est exprimée dans les œuvres des jurisconsultes, dans les plus grandes voix religieuses, dans quelques beaux écrits de réformateurs et de philosophes, et qui a préparé ces prodigieuses transformations du monde. Or, bien qu’en puisse dire M. Buckle, la conception grandissante et affermie du droit n’est pas une pure découverte de l’intelligence, un théorème dont le géomètre d’une justice abstraite déduirait froidement les corollaires. Ici, pour découvrir les applications et les faire passer dans les faits, il faut plus et mieux qu’une perception d’identité ou d’égalité entre deux termes ou même d’un rapport d’utilité entre les hommes ; il a fallu un vif amour de l’humanité, un sentiment sincère de ce qu’elle vaut et de ce qu’on lui doit. La raison n’aurait pas suffi à cette tâche : il s’y est joint cette grande chose, vrai principe de tout progrès social, le respect de l’homme reconnu par l’homme son égal devant Dieu.


IV

Nous avons touché les dernières limites du progrès. Au-delà il n’est plus perceptible, ou du moins, si on le rencontre encore dans quelqu’une des sphères réservées de l’activité humaine, ce n’est pas sur la valeur ou la qualité des œuvres de l’homme qu’il agît, c’est uniquement sur les conditions extérieures de ces œuvres. Nous voulons parler de l’art, en prenant ce mot dans sa plus large extension, en y comprenant toutes les manifestations de l’activité humaine qui ne sont ni la science, ni l’industrie, ni la morale, c’est-à-dire toutes les formes de la création idéale, de la production dans la beauté, comme parle Platon, τόχος έν τω χαλω Ici l’élément personnel prévaut sur tous les autres ; rien ne le remplace ; tout au plus les facilités qu’on lui fournit pour se produire peuvent le stimuler à l’action, mais sans pouvoir faire autre chose qu’alléger son effort. C’est quelque chose assurément ; mais ce quelque chose sans l’inspiration n’est rien, et l’inspiration peut se passer de presque tout le reste.

Il ne faut pourtant rien exagérer ; on doit tenir compte, dans tout