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pareilles conséquences, est-il exact de dire que la moyenne de la vertu reste absolument la même à toutes les époques de l’histoire ?

Nous ne le pensons pas. A supposer que la quantité de vertu reste à peu près identique à travers toutes les générations, la qualité de la vertu peut varier, et cela seul suffirait pour introduire d’une certaine manière le progrès dans ce domaine des consciences dont M. Bouillier l’a peut-être trop rigoureusement exclu. Je prendrai deux exemples pour mieux faire saisir ma pensée. Imagine-t-on qu’un fait aussi extraordinaire que l’avènement du christianisme et le spectacle qu’il a donné au monde pendant les premiers siècles n’aient pas pu élever d’une manière sensible le niveau de la vertu individuelle ? J’accorde volontiers à Montesquieu que, « pour juger les hommes, il faut leur passer les préjugés de leur temps. » Je reconnais qu’il y aurait une souveraine injustice à soumettre à la même mesure les anciens et les modernes, comme il serait inique de le faire pour les barbares et les civilisés. On ne doit pas juger les hommes d’après ce qu’il n’a pas dépendu d’eux de connaître et de faire, et enfin l’unique mesure de ce que vaut un homme au point de vue moral absolu est dans l’intention plus ou moins pure, dans le degré plus ou moins grand de l’effort et de la difficulté vaincue. Tout cela étant accordé, je reviens aux termes précis de la question : peut-on croire que le spectacle de tant de morts héroïques et de vies plus héroïques encore, de tant d’âmes chastes, pures, détachées de tout égoïsme et de toute convoitise, n’ait pas donné une impulsion bien profonde et bien vive au cœur de l’humanité, à la conscience morale, à sa fécondité pour produire de belles et bonnes actions ? Et si trop souvent, dans le désordre des guerres et des invasions, au milieu de la violence des temps et des mœurs, cet idéal de la vertu nouvelle a disparu ou s’est voilé dans la tempête, n’a-t-il pas chaque fois reparu, plus brillant et plus pur, non-seulement attirant à lui un plus grand nombre de consciences, mais les rendant plus belles, les élevant plus haut ? Proposer à l’humanité un nouvel idéal d’héroïsme religieux, de pureté, de dévoûment au devoir, créer de nouvelles formes, des formes supérieures de vertu, n’est-ce pas introduire un progrès même dans cette sphère réservée des consciences ?

Laissons, si l’on veut, cet exemple emprunté à l’histoire religieuse. Prenons-en un autre dans l’histoire purement laïque et séculière de l’humanité, Est-il vrai de dire d’une manière si rigoureuse que les lumières ne changent et n’ajoutent absolument rien à la vertu, et que, pour être plus éclairée, une action n’en vaut pas mieux pour cela ? Je sais bien que par là on veut réserver pour tous le droit égal à la vertu, le garantir aux générations les plus déshéritées de