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laisser de postérité. — Parmi les polémiques soulevées par cette thèse en Angleterre et en France, nous en signalerons une tout spécialement. Dans un livre fort remarquable intitulé de la Conscience en psychologie et en morale, M. Francisque Bouillier a pris à partie l’auteur anglais. Avec un art très ingénieux de discussion, une psychologie fine et pénétrante, le philosophe français a produit contre M. Buckle, et d’une manière plus générale contre ceux qui nient toute espèce de progrès en morale, une argumentation qui nous a paru sur plusieurs points péremptoire. Nous résumerons quelques-uns de ses argumens, tout en nous réservant d’en agir très librement avec eux, pour l’ordre et la disposition à leur donner comme pour la mesure de vérité qu’ils nous paraissent contenir.

Un point très important, c’est la nécessité de distinguer là où M. Buckle ne distingue pas. Pour lui, la morale, c’est indistinctement le sentiment, la doctrine, la vertu, la moralité publique ou privée, et c’est de tout cela qu’il affirme d’une manière générale qu’il n’y a pas de progrès. Rien de plus vague et de plus confus qu’un pareil mode de raisonnement. Certains élémens de la morale peuvent être et sont réellement en progrès, sans que les autres suivent, au moins d’une manière appréciable, la même loi d’évolution. Pour résoudre avec méthode cette question, il faut chercher d’abord parmi les élémens très différens s’il y en a de telle nature que le progrès ne soit pas incompatible avec eux. Or le progrès, par sa définition même, suppose une accumulation, une transmission de forces ou de lumières incessamment croissantes, qui s’ajoutent aux forces ou aux lumières individuelles. C’est l’effort des générations antérieures capitalisé, si je puis dire, ajouté à celui des générations nouvelles. C’est la vie actuelle mettant à profit la vitesse acquise des existences antérieures, et, pour tout résumer d’un mot, l’espèce ajoutée à l’individu. Ce point de vue fournit tout naturellement un critérium pour distinguer, parmi les faits humains, ceux qui sont susceptibles de progrès ou ceux qui le sont moins. D’après cette règle, s’il y a dans la compréhension très large de la morale des élémens qui semblent dépendre principalement de l’œuvre et du don individuels, le progrès peut et doit y être presque insensible. S’il y en a d’autres au contraire où la part de l’espèce soit considérable, le progrès s’accomplit tout naturellement, et s’il n’est pas aussi facile à constater qu’ailleurs, c’est que dans cette sphère supérieure de l’activité humaine les forces et leurs effets ne se mesurent pas de la même manière que dans la mécanique ou la dynamique soumise au calcul.

Cette distinction éclaire et domine toute la question. M. Buckle pourrait avoir raison pour certains élémens de la morale, qui en