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accomplie pour agir nous-mêmes ? Dans ce cas, ce n’est plus 1 milliard 500 millions ou 2 milliards d’argent que nous aurons à démonétiser, notre stock en ce métal se sera grossi de celui de nos voisins, nous en aurons peut-être pour 4 ou 5 milliards, avec une dépréciation plus grande que celle qui existe aujourd’hui.

On dit quelquefois, pour nous flatter, que nous sommes un pays de progrès. Rien n’est plus faux. Nous savons faire des révolutions, changer notre gouvernement du jour au lendemain ; mais quant à ces améliorations successives qui sont le fruit de l’expérience et qui constituent le progrès, personne n’y est plus étranger que nous, ou plutôt on les discute dans des livres, dans des rapports, on nomme des commissions pour les étudier, et lorsqu’il s’agit de passer de l’étude à l’action, on trouve toujours mille raisons pour ajourner. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où, pour les réformes sociales, la force d’inertie ait plus de puissance que chez nous. « Tout le monde profite des travaux de la France, excepté la France elle-même, » disait dernièrement un homme distingué de la Suède, qui s’est beaucoup occupé de la question monétaire, l’honorable M. Wallenberg. Rien n’est plus vrai. Notre hésitation à démonétiser l’argent rappelle la situation de cet ancien roi de Rome vis-à-vis des livres sibyllins : on lui offrait trois de ces livres, qui renfermaient les destinées de sa patrie ; il les trouva trop cher, et il attendit qu’il n’y en eût plus qu’un pour l’acheter au prix qu’il eût payé les trois. Nous avons hésité de même en 1869 et 1870, lorsqu’il y avait à peine pour 1,200 millions de pièces de 5 francs d’argent, et que la dépréciation n’existait pas encore, nous hésitons davantage aujourd’hui parce qu’il y en a peut-être pour 1,500 millions, et que la dépréciation commence à se manifester ; on se décidera lorsqu’il y en aura pour 3 ou 4 milliards, et que la dépréciation sera devenue très sérieuse. Il y a des mesures qui sont nécessaires, on peut les ajourner, mais non les écarter ; la démonétisation de l’argent est de ce nombre. Par conséquent le mieux serait de prendre son parti tout de suite ; plus on tardera, et plus il nous en coûtera de faire ce qui eût été si facile il y a trois ou quatre ans, et qui est encore très réalisable aujourd’hui.


VICTOR BONNET.