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Ma vie ! je leur éclatai de rire au visage. Ils eurent peur, me croyant encore fou ; je ne l’étais plus, je savais ce que je faisais, j’avais un but qui seul me donnait le courage de vivre, ne fût-ce qu’une heure de plus. Elle ne valait rien sans doute, mais je l’aimais… Non que je songeasse à la reprendre… je ne descendis pas si bas ; ma vie avait été droite et sans tache aux yeux des hommes, et j’étais incapable de la marquer d’une telle lâcheté. J’avais d’autres desseins.

Dès l’aube, je quittai la ville, je n’avais pas un sou. Mon talent, on l’avait tué ; pour moi, il n’était plus de carrière, ma réputation à son aurore était déjà une chose du passé. Vous voyez qu’elle avait tout détruit. Oh ! sans calcul ! ils ne pensent pas, ces êtres charmans et doux !

Peu importe la façon dont j’ai subsisté entre le jour où je partis de Spa et le jour où une sentence de mort fut prononcée contre moi. Mon ancien métier m’était devenu odieux, impossible ; en vain eussé-je essayé de le reprendre, je n’aurais jamais pu faire un mouvement en scène, ni prononcer un mot. Des hommes, des femmes aussi, ont joué le cœur brisé, saignant, et le monde les a applaudis, mais il m’eût suffi à moi d’entrer dans un théâtre pour que ma raison s’égarât de nouveau. Le dernier soir, songez-y donc, j’avais été si heureux ; ce dernier soir, dans mon ivresse, j’avais prié ! Je menai la vie d’un misérable, non pas celle d’un mendiant. Les difficultés que j’avais traversées depuis l’enfance m’avaient accoutumé à me contenter de peu et à imaginer plus d’une manière de gagner le pain quotidien.

Tout l’hiver, je m’informai vainement d’elle et de lui ; j’attendis d’abord à Paris, un homme de son rang et de sa fortune ne pouvait manquer d’y revenir ; ensuite j’allai chercher ses traces dans le midi, d’où il était originaire. Je vis son château, un château princier, au milieu de forêts de pins, mais on me dit qu’il n’y était pas venu depuis des années, qu’il devait être en Italie. Je parcourus donc l’Italie : j’arrivais toujours trop tard, il avait toujours quitté chacune des villes où j’entrais. Une fois, à Venise, je ne le manquai que de vingt-quatre heures. Un gondolier me dit qu’il avait une femme avec lui, une vraie rose. Ah ! Dieu, c’était au printemps, partout fleurissaient les lilas ; je vécus pour les voir et pour entendre cela. Comment les balles de demain me feraient-elles souffrir ?

Laissez-moi terminer vite. Je ne voulus pas mourir sans vengeance. L’été vint, avec l’été la guerre. Quand elle fut déclarée, j’étais à la frontière. Je rentrai dans mon pays le plus vite que je pus, voyageant à pied. J’avais tout perdu, force, intelligence, sous l’empire de ce qu’on appelle une monomanie. Je croyais toujours