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un mal envoyé du ciel, et d’acheter à prix d’argent l’immunité contre la Providence.


V

Les phénomènes que nous venons d’analyser ont nourri chez les Russes divers sentimens qui ont gardé un grand empire dans les masses : ce sont l’esprit de vénération, le fatalisme, le mysticisme et la superstition. L’esprit de vénération est vivant chez le peuple, il l’a pour l’église, il l’a pour le pouvoir et pour le tsar, qu’il entoure d’une sorte de culte religieux parfois superstitieux. C’est là une des bases morales de la société russe, une de celles qui lui donnent le plus de solidité. Le fatalisme est général chez les paysans, et persiste dans des classes ou chez des hommes qu’on croirait élevés au-dessus de pareilles faiblesses. Il se lie à tout le caractère russe, à sa manière de considérer le monde, la vie et la mort, la religion et la politique. Il perce jusque dans les plaisirs et les goûts, comme celui des jeux de hasard, goût qui est fort commun en Russie dans toutes les classes et qui au fond est une forme de superstition, une sorte d’acte de foi à la chance et aux pouvoirs mystérieux du sort. Le mysticisme, par sa nature même, est plus rare. C’est un mot bien éthéré, bien ailé pour ce peuple, qui est essentiellement positif, et dont les pieds tiennent solidement à la terre. Il existe cependant, non point communément, mais chez certaines âmes ou plus fines, ou plus ardentes, ou plus maladives. A l’inverse d’autres pays, il est plus fréquent dans le nord que dans le midi, et chez le peuple que chez l’aristocratie, parce que celle-ci est moins voisine de la nature, et qu’en Russie la nature est à la fois plus mélancolique et plus frappante dans le nord. Ce mysticisme se ressent du reste du sol et de la nation ; il a comme une saveur de terroir, il est parfois grossier, matériel même dans ses inventions. Il perd rarement tout à fait le sens du réel, et il mêle souvent les songes les plus bizarres de l’imagination religieuse aux calculs de l’esprit le plus pratique, curieuse alliance qui se rencontre dans d’autres pays du nord, en Angleterre et surtout aux États-Unis, et qui est une des ressemblances entre les Américains et les Russes. Nous avons analysé les sources de ce mysticisme dans la nature russe elle-même ; nous aurons à en étudier les manifestations dans les sectes du raskol, qui offre un des plus curieux chapitres de l’histoire religieuse du christianisme.

De tous ces sentimens, la superstition est le plus commun. Générale dans les campagnes, elle revêt différens costumes et se montre sous forme de sorcellerie, sous forme païenne comme sous forme