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après des assoupissemens apparens, qu’on pourrait dire qu’il est en train d’y devenir endémique. À ces épidémies, les animaux n’échappent pas plus que les hommes ; la peste sibérienne est en Russie un des plus grands obstacles à l’élève du bétail. Ces épidémies et ces famines, répétées pendant des siècles, ont mis longtemps des barrières insurmontables à la population et à la richesse de ce pays. Le tempérament moral des Russes n’a pas moins été affecté par ces épreuves, à l’impression desquelles ont encore peine à résister les peuples les plus civilisés.

Tout ce qui rend la vie instable, précaire, tout ce qui semble la mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature, tout ce qui fait implorer plus vivement un secours surnaturel est un obstacle à la maturité des peuples et à leur civilisation. C’est peut-être là le côté le plus funeste de ces maladies, dont l’apparition soudaine et mystérieuse, sans cause apparente ou explicable, est attribuée par le peuple à des crimes de l’homme ou à des vengeances du ciel. Rien n’entretient plus la conception primitive de la maladie, que l’ignorance regarde comme le résultat d’un sortilège ou d’une punition divine qui n’a d’autre remède que les prières ou les enchantemens. En Russie, le contraste que nous avons signalé entre la brièveté de la vie moyenne et la durée exceptionnelle de quelques existences est à lui seul une source permanente de fatalisme ou de superstition, car plus la durée de la vie est inégale et incertaine, et plus elle paraît à la merci du caprice de causes surnaturelles. Cet esprit d’ignorance ne peut céder que devant le progrès et la diffusion de la médecine, diffusion difficile dans un pays si vaste et au milieu de préjugés qui aux secours du médecin font souvent préférer des paroles mystérieuses, une amulette ou un pèlerinage. Pour chacune des principales épidémies dont il souffre, pour la petite vérole, pour le choléra comme pour la peste bovine, le paysan a des charmes traditionnels, des rites magiques sortis de l’ancien paganisme. Parfois, par une sorte de religion, il repousse comme diaboliques les spécifiques les plus efficaces. C’est ainsi que, dans plusieurs contrées, on a regardé la vaccination comme un péché, sous prétexte que c’était le sceau de l’antechrist. Quand il a recours au médecin, le mougik en attend souvent le même genre de service que du magicien, et, si ses remèdes sont impuissans, il le traite comme un imposteur. Aussi, dans plusieurs épidémies, a-t-on vu la vie des médecins mise en péril par l’aveugle colère du peuple. Les médecins sont encore rares en Russie, et, malgré les nobles efforts du gouvernement et des administrations provinciales, il s’en faut qu’if y en ait un à la portée de chaque malade. En général, chaque district a un ou deux docteurs, qui chaque année en doivent parcourir les différentes parties ; mais, dans l’état des routes